Un concept visant à créer de la "normalité radicale" ne pouvait venir que d'un personnage à part, non pétri par les us et coutumes de la mode, et qui s'intéresserait au vêtement par un autre biais que l'habituel désir d'éblouir le spectateur et de vêtir une silhouette parfaite. Jean Touitou, tunisien d'origine, est en effet un être hors du commun. Goûts éclectiques, passionné par la vie et ce qui la compose, féru d'histoire, un brin révolutionnaire, il est guidé par des idéaux mêlant Trotski, Deleuze et Mao.
Il sera étudiant à la Sorbonne dans les années 70 et en ressortira avec une licence d'histoire de l'art en poche. Peu après, le jeune militant trotskiste qui écoute du Brian Jones en boucle décide de prendre la poudre d'escampette et de parcourir la planète. De retour de son périple autour du monde, il est embauché en tant que manutentionnaire chez Kenzo et distribue les tracts de Force Ouvrière durant ses temps libres.
Par la suite il sera embauché chez Agnès B. chez qui il restera 3 ans. Il s'associe avec la créatrice et développe la griffe à New York. En 1983, il rencontre Irié, un jeune styliste japonais, et l'aide à fonder sa griffe : ils donnent naissance ensemble à la marque Irié. En 1985, Jean Touitou a envie de voler de ses propres ailes et d'oeuvrer pour lui-même.
Il part d'un constat : la mode lui déplait fortement. Il désire quelque chose de simple, qui va droit au but. Il recherche cette aisance qu'apporte un uniforme et veut concevoir des vêtements qui ne cachent pas la personne, des pièces qui permettent à chaque personnalité de s'exprimer. Pour lui un vêtement n'est rien de plus qu'un vêtement, et il veut le traiter comme tel, comme une marchandise de très bonne qualité.
Il commence par dessiner une collection homme nette, épurée, modeste et très bien coupée. L'année suivante, il met au point un vestiaire destiné à la femme. La pureté des lignes l'obsède, il veut créer des pièces anonymes. Cela donne des robes toutes blanches, des manteaux noirs très sobres et des jeans bruts. Son concept fonctionne, les fashionistas de la rive Gauche découvrent une mode différente, exempte de sigles "m'as-tu vu".
Il obtient des parutions dans les magazines, et en 1995 développe la vente par correspondance. Pourtant, dans un premier temps, les gens qui découvrent son catalogue ont une réaction de rejet face à ce dressing aux inspirations un peu trop soviet. Le minimalisme et la rigueur sont encore trop connotés - pour certains - communisme et restrictions.
Mais Jean Touitou se doute bien que cela passera, et il a raison. Par ailleurs, il ne cherche pas à toucher tout le monde et sait pertinemment que son style peut déplaire. La simplicité apparente dont il a fait sa ligne de conduite en déroute certains. Pourtant, à sa manière, Touitou distille un discours qui est des plus honorable : pour lui le vêtement n'est pas une fin en soi, il observe une société marchant sur la tête, composée de jeunes femmes prêtes à dépenser le double de leur salaire pour un accessoire apparemment indispensable à leur survie fashion…
Lui croit à la simplicité, déclare que "les gens qui ont de la substance ont souvent un style naturel". Quand on lui énonce le terme basic pour définir ces collections, il le refuse. "Basic" voudrait-il dire "de base", alors qu'il passe avec son équipe un temps incroyable à concevoir des nouveaux tissus à chaque collection ? Il comprend que face aux créations très décorées de certaines marques, les siennes paraissent différentes. Pour lui, elles sont juste épurées.
La simplicité apparente des vêtements A.P.C. cache néanmoins un travail élaboré. Pour arriver à cette évidence de la coupe et au tombé parfait du vêtement, il faut de longues heures de recherches et une constante remise en question. Pour le créateur, le point de départ et la colonne vertébrale de ses vêtements est bel et bien la matière. Il est nostalgique de la popeline d'excellente qualité qui composait les chemises de son père, et fut toujours déçu des tissus que l'on lui proposait au regard de ceux du passé, bien plus beaux. C'est pourquoi, très vite, il a axé ses efforts sur la conception originale d'étoffes exclusives à A.P.C..
A.P.C. a ses fans, dont font partie Sofia Coppola, Cat Power et Lou Doillon. La marque a également trouvé au Japon et aux États-Unis une terre d'accueil férue de ses propositions, tandis que son succès dans l'hexagone ne cesse de grandir.
En plus de ses collections de prêt-à-porter, Jean Touitou se plaît à éditer un panel éclectique d'ouvrages allant de la saynète nippone un brin érotique au livre de recettes de sa mère. Il produit également des films et des albums de musique, propulsant ainsi des jeunes artistes sur le devant de la scène.
Jean Touitou préfère l'excellence à la quantité, il rêve d'un élitisme de masse, se sait utopiste, aimerait baisser ses prix afin que sa vision de la mode soit réellement accessible à tous et pense que dans une trentaine d'années le monde sera dans le chaos économique et que notre mode de vie est en sursis.
En dépit de cela, et parce qu'il est un chef d'entreprise responsable d'un bon nombre de personnes, il n'a pas fermé sa maison comme il le préconisait en 2003. Il continue donc à concevoir des vêtements hors du temps et néanmoins fort désirables.
Par Lise Huret, le 06 novembre 2007
Suivez-nous sur , et
Vivement les soldes presse!!!
;)