Si c'est à Oran qu'Yves Saint Laurent s'est sensibilisé à l'élégance (en observant les toilettes des femmes de son entourage), c'est à Milan que le petit Stefano tomba amoureux de la mode. Fils unique entouré de deux grandes soeurs, il fut baigné dès son plus jeune âge dans les froufrous féminins et les robes élégantes de ses aînées. Sa mère, qui prête beaucoup d'attention à l'allure des siens, inculquera très vite à Stefano les règles de l'élégance.
Celles-ci, un rien rigides, pousseront le garçonnet à prendre assez jeune des initiatives en la matière. À 8 ans, il obtient ainsi la permission d'aller se constituer une tenue dans une boutique à la mode : pantalon jacquard, pull rouge et baskets pointues composeront son premier look… Cependant, l'engouement que ressent Stefano Pilati pour la mode ne plaît pas à son père, qui le pousse vers des études de géomètre, bien plus propices à satisfaire cet homme (contrôleur des impôts de son état) qu'un métier de créateur.
Néanmoins, Milan devenant l'une des plates-formes phares de la mode, Stefano Pilati ne peut rester en retrait de ce qui se passe dans sa propre ville et abandonne ses études, afin de laisser libre court à sa passion. À 17 ans, il entame un stage chez Cerruti et y fait ses armes. À 20 ans, il se fait embaucher dans une usine fabriquant du velours. C'est à ce moment que le destin lui sourit : l'un des clients, un certain Giorgio Armani, demande qu'on lui propose 6 déclinaisons d'un même velours. Stefano lui en présentera 130…
En 1993, il intègre les bureaux de style d'Armani au poste d'assistant pour le prêt-à-porter masculin. Il approche alors de près le processus de création d'une collection, et découvre les ficelles et bases du métier. Il apprend auprès du créateur à doser modernité et style, afin d'habiller l'homme sans le déguiser. En 1995, il quitte son mentor pour l'empire Prada, où il est chargé de la recherche et du développement de la fabrication. On lui confie ensuite le poste d'assistant-styliste chez Miu Miu, où il travaille sur les collections prêt-à-porter féminin, mais aussi masculin.
L'an 2000 sera l'année charnière pour Stefano Pilati. Tom Ford (alors en charge de la direction artistique de la maison Yves Saint Laurent) lui propose d'intégrer l'équipe et lui offre le poste de directeur du design pour le prêt-à-porter féminin. La sensibilité matière du styliste, sa notion de l'importance de la ligne, son savoir-faire et son expérience le font rapidement devenir indispensable à la griffe. Il se retrouve ainsi (en 2002) directeur du design de toutes les lignes d'Yves Saint Laurent Rive Gauche.
En 2003, alors que le torchon brûle entre Tom Ford et Monsieur Yves Saint Laurent (qui sans nier le talent de Ford déclare que ce dernier n'est pas parvenu à capturer l'essence même d'Yves Saint Laurent), les noms des créateurs les plus en vogue circulent pour reprendre la succession du styliste texan. Yves Saint Laurent désire avant tout qu'YSL Rive Gauche cesse d'être un Gucci bis et rehausse son image de prêt-à-porter couture parisien.
On murmure que Viktor and Rolf sont dans les petits papiers des décideurs, cependant c'est Stefano Pilati, oeuvrant dans l'ombre depuis déjà quelques années, qui va être placé sous le feu des projecteurs. Pour celui qui a toujours éprouvé un profond respect et une véritable admiration pour Yves Saint Laurent, cette promotion est un honneur immense qui l'émeut, et dont il espère être digne.
À l'ère Tom Ford succède donc celle de Pilati, bien plus sobre. La transition se fera dans la douleur : le premier défilé est un échec. La presse ne ménage pas le nouveau venu, en regrettant amèrement les tailleurs sexy fordiens, qui se sont vus remplacés par de curieuses robes blanches difficiles d'accès. Les actionnaires se rongent les sangs, Pilati et ses créations un rien trop intellectuelles ne sont apparemment pas ce qui boostera la santé défaillante d'YSL Rive Gauche…
Néanmoins, bien décidé à rompre avec l'époque porno chic et à effacer l'empreinte de Tom Ford sur la maison Parisienne, Stefano Pilati continue sur sa lancée. Alors que tous lui prédisaient un avenir sombre, ce prince charmant timide à la volonté de fer parvient à renouer avec les modeuses dès son deuxième défilé, où il développe un vestiaire loin de la cool attitude et du glamour sirupeux. La rigueur y est de mise, mais celle-ci n'a jamais été aussi désirable…
Blouses amidonnées, jupe froncées, larges ceintures structurant une silhouette forte et incisive firent de cette collection le point de départ de la déification de Stefano Pilati. Elle est le coup d'éclat tant attendu : les listes d'attentes s'allongent aux quatre coins du globe, les stars s'arrachent les accessoires, le sac Muse devient le best-seller de la saison… Pilati est adoubé. En 2006, il fait même remonter les finances de la maison dans le positif, ce qui n'était pas arrivé depuis de nombreuses années.
Réservé, modeste et timide, tels sont les adjectifs qualifiant souvent le directeur artistique d'YSL. Cependant, derrière cette image lisse et conventionnelle se cache un homme complexe, fort éloigné de cette allure de gendre parfait qu'il aime à se donner.
Certes, il a réhabilité un code de l'élégance quasi réactionnaire, tout en plaçant le "bon goût" et la "dignité" (des termes que l'on osait à peine prononcer il y a peu) au coeur de ses collections. À l'inverse d'un Galliano, Stefano Pilati préfère l'épure à la surcharge, et puise la source de la modernité dans les archives d'YSL.
Pourtant, l'homme n'est ni rétrograde, ni frileusement passéiste. Bien au contraire : il a compris avant tout le monde que l'avenir se situait non pas dans la surenchère grunge, mais dans le développement de la ligne, l'étude poussée des volumes, le retour du chic, la suprématie d'une élégance couture… Afin de renouveler et surtout d'imposer ces codes au 21e siècle, il fallait être sacrément révolutionnaire… mais on n'en attendait pas moins d'un ancien punk.
En posant nu pour Vogue et en exposant ses curieux tatouages, Stefano Pilati a ouvert une brèche, permettant d'entrevoir un pan de sa personnalité jusqu'alors inconnue. Son bureau, orné d'une planche de surf et d'une photo du prince Charles, ressemble à celui qui l'occupe : il est atypique, entre tradition et liberté. Ses collections Homme, destinées à des dandys joyeusement insouciants, sont également une pièce du puzzle Pilati, celui-ci reconnaissant que lorsqu'il imagine un vestiaire masculin, il réfléchit avant tout à ce qu'il désire porter…
"La provocation aujourd'hui, c'est d'être classique". Tel est le mantra de cet homme mystérieux, qui est parvenu à séduire les très jeunes clientes du luxe en alliant rigueur et audace…
Par Lise Huret, le 07 juin 2008
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