Acolyte du trublion attitré de la mode, Juergen Teller a trouvé en Marc Jacobs un allié de taille. Travaillant ensemble depuis plus de dix ans, les deux hommes ont en effet su imposer une nouvelle esthétique dans le domaine de la photographie de mode. À mi-chemin entre la dérision et le naturalisme, leurs collaborations mettant en scène des stars à contre-emploi sont même devenues, au fil du temps, la marque de fabrique des campagnes Marc Jacobs. Pourtant, à l'origine rien ne prédisposait Teller à devenir le photographe chouchou de la hype fashion, ni même à devenir photographe...
Originaire d'un petit village de Bavière, Juergen Teller grandit dans une famille d'artisans, spécialisée depuis quelques générations dans la fabrication d'archets pour violon. Son père est d'ailleurs un fervent musicien, qui maîtrise pas moins de 5 instruments... L'avenir du petit Juergen semble donc tout tracé : il perpétuera le savoir familial.
Oui mais voilà, le jeune homme va développer au contact du bois une allergie provoquant de fortes crises d'asthme, l'empêchant de poursuivre son apprentissage. Pour le remettre d'aplomb, le médecin l'envoie à la montagne, où l'adolescent rejoint son cousin Helmut, photographe de son état, avec qui il découvrira le plaisir de capturer l'instant sur la pellicule. Juergen décide alors de se lancer dans des études de photographies. À son retour, il intègre donc la Bayerische Staatslehranstalt für Fotografie de Munich.
En 1986, le service militaire approchant, il décide de s'envoler vers l'Angleterre. Il se constitue alors un petit pécule en vendant l'intégralité de son matériel photo, à l'exception d'un 35 mm. Arrivé à Londres, il peut ainsi vivoter quelques mois, se plongeant dans l'univers qui n'a jamais cessé d'être le sien : la musique.
Nous sommes à la fin des années 80, les groupes de demain sont en train d'éclore et Juergen, en faisant des portraits de ces musiciens, commence à se faire remarquer. C'est d'ailleurs l'un d'eux - celui de Sinéad O'Connor - qui attirera l'attention des magazines de mode, à l'instar d'i-D et de The Face (ce dernier étant le premier à lui confier une série mode). Petit à petit, le microcosme de la fashion se met à s'intéresser à ce curieux photographe préférant l'esthétique grunge au glam-rock ambiant.
Ceci dit, il faudra attendre sa rencontre avec Venetia Scott - styliste et productrice de publicité - pour que le jeune homme définisse réellement son style. Il faut dire que Miss Scott ne le ménage pas : dès leur premier rendez-vous, elle juge son travail actuel "déplorable", jugeant beaucoup plus prometteurs les books que Juergen réalisa lors des ses études. Celle qui deviendra bientôt sa femme le pousse à revenir aux sources, à sa culture germanique et à ses envies profondes.
Il s'opère alors un véritable changement dans le style de Teller : l'homme se fait confiance, assume sa fascination pour le sexe, pour le naturel ennemi de la sophistication et ose prendre de la distance par rapport à la mode.
En dépit de - ou grâce à - sa démarche artistique parfois assez crue, les magazines pointus se l'arrachent (i-D, Dazed & Confused...) tandis qu'YSL, Comme des Garçons ou encore Calvin Klein lui confient leurs campagnes. En parallèle, le photographe continue de shooter les figures phares de la scène musicale : on se souvient notamment de la pochette de Björk ou des portraits d'Elton John...
Si les années 90 ont vu Juergen Teller intégrer le cercle des photographes les plus renommés, les années 2000 lui ont offert la notoriété auprès d'un plus large public. Celle-ci a ainsi pris naissance en 1998, lorsque Teller et Marc Jacobs décident de se lancer dans une collaboration étroite, aujourd'hui plus que jamais d'actualité.
Les deux hommes partagent ce même goût pour l'irrévérence et l'élégance insolite et vont ainsi bouleverser l'ordre établi en matière de publicité. Ils imposent un format double page, dont l'une entièrement blanche comporte le nom de la griffe - en typographie soignée - puis celui du photographe et du modèle (chose jamais vue jusqu'alors). En face, ils proposent un cliché rompant avec la notion de "belle photo".
Là est toute la pertinence de leur duo, qui confronte deux univers à priori antagonistes : celui de Marc Jacobs, symbolisé par le choix haut de gamme du modèle parmi des icônes de la musique ou du cinéma, et celui de Teller, beaucoup plus irrévérencieux et brut. En effet, le photographe n'hésite pas à aveugler son modèle d'un coup de flash trop puissant, à cadrer à la manière d'un snapshot, à oser des éclairages fades et à shooter l'intéressée de manière incongrue, préférant parfois ses pieds à son visage bankable...
En affichant un savant mélange entre luxe et trash, le résultat fait preuve d'une modernité efficace qui s'avérera très vite pérenne. On ne compte plus en effet les campagnes Marc Jacobs où Sofia Coppola, Kim Gordon, Victoria Beckham ou Kate Moss se sont prêtées au jeu, osant désacraliser leur image. Cette dernière est d'ailleurs considérée par beaucoup comme l'une des muses du photographe ; il faut dire que Juergen Teller shootait déjà la brindille alors qu'elle n'avait que 15 ans...
Par ailleurs, si le fashion cosmos ne semble pas prêt de se lasser du photographe, cela n'empêche pas l'artiste de diversifier ses activités. Il aime ainsi sortir des projets de commande, afin d'explorer d'autres sujets qui lui sont chers, comme la nature, ses origines germaniques ou son cercle familial. Il est ainsi l'auteur de natures mortes, de portraits de famille et de photos road trip, qu'il traite de la même manière que ses clichés professionnels.
Enfin, on peut considérer que la photo "Fashion wank" - où l'on peut apercevoir Juergen Teller un sac Louis Vuitton sur la tête et un objet phallique surdimensionné à la main - résume assez fidèlement sa personnalité. Ce cliché illustre en effet parfaitement la nature complexe de l'artiste qui, en dépit de travailler pour la mode, n'a de cesse de la remettre en question...