Avec le recul, plusieurs petites phrases égrenées ici et là par le créateur auraient dû nous mettre la puce à l'oreille. On pense notamment à sa réflexion sur le rythme effréné des collections (qui l'empêche de prendre du recul sur son propre travail), à son regret de ne pas avoir le temps nécessaire pour mûrir correctement une idée ("I think I can deal with the highest level of expectation within the business, like massive blockbuster shows, commercial clothes, big concepts. But I don't think that necessarily makes you a better designer") ou encore à son refus de se faire appeler "Monsieur" par le studio et l'atelier.
Ajoutez à cela un désir de perfection probablement perturbé par le fait de ne pas avoir en charge la totalité de l'image Dior (il ne s'occupait en effet ni des parfums, ni de l'esthétique des boutiques) et l'impossibilité - par manque de temps - d'aller nourrir son imagination au sein des musées et autres galeries avant-gardistes et vous obtiendrez un homme de 47 ans désireux de reprendre sa liberté.
Il faut dire également que la mode n'est pas la seule passion de celui qui fit des études d'architecture, et qu'il n'est pas prêt à tout sacrifier pour celle-ci. Féru de design (il n'était par rare de découvrir au sein de ses collections des références pointues à tel ou tel designer), amoureux de la culture underground, de l'art contemporain, de la céramique et de sa Belgique natale, Raf Simons ne peut pas vivre uniquement de chiffons, aussi précieux soient-ils…
Reste à savoir ce que fera l'élégant styliste belge de sa liberté retrouvée. Ira-t-il conquérir l'Amérique en devenant le nouveau DA de Calvin Klein ? Préférera-t-il se focaliser sur sa marque, et peut-être l'ouvrir à la femme ? Ou choisira-t-il d'exprimer sa créativité via un autre médium que le vêtement ? Étant donné la clause de non-concurrence qu'a probablement dû signer Raf Simons à son entrée chez Dior (et qui l'interdirait de travailler pour une autre maison durant les 6 ou 12 mois après la fin de son contrat), il faudra certainement attendre un peu avant de découvrir les projets de celui qui parvint à faire de l'ère "post-Galliano" un succès.
Ce que j'en pense
Après avoir été un temps interloquée par l'annonce du départ de Raf Simons, je trouve aujourd'hui que sa décision fait sens : particulièrement intègre, le créateur en est arrivé à la conclusion que le rythme imposé par les calendriers couture et prêt-à-porter ne lui permet pas de livrer des pièces dont il est à 100% fier. Plutôt que de se perdre - comme certains - dans les paradis artificiels, dans le regard des stars, dans un sentiment de tout puissance mégalomane ou dans une quête effrénée de reconnaissance sur les réseaux sociaux, Raf Simons a donc décidé de prendre le large. Et si son choix peut sembler radical, il fait néanmoins écho à ceux de Phoebe Philo (qui refusa de vivre à Paris afin de conserver son cocon familial en Angleterre) et d'Hedi Slimane (qui délocalisa le studio Saint Laurent à Los Angeles), deux créateurs qui ont également à coeur de protéger leur vie personnelle des microcosmes anxiogènes. À l'heure où les traders n'hésitent plus à quitter Wall Street pour la quiétude du Vermont, où des top models raccrochent pour se consacrer au yoga et où certains protagonistes du fashion system décident de partager leur temps entre fashion weeks et exploitation agricole (voir ici et là), l'humeur du moment semble être plus que jamais à la recherche de l'épanouissement personnel. Un épanouissement qui, après avoir longtemps été considéré comme une donnée négligeable, semble valoir aujourd'hui davantage qu'un poste de DA chez Dior. Et à vrai dire, je crois que c'est une très bonne nouvelle...
Par Lise Huret, le 26 octobre 2015
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C'est tout à son honneur de préférer son autonomie et sa liberté au prestige et à un pont d'or. Et j'espère surtout que ce départ fera réfléchir Bernard Arnault aux choix qu'il fait pour ses marques, au devenir de la mode et à sa perte de sens, soulignés par de plus en plus d'observateurs et d'acteurs du milieu...