Objets usés et spiritualité esthétique
Quelque part en Haute-Loire, dans une maison du pays récemment restaurée par un couple d'amis belges. Entre un guéridon Bishop India Mahdavi et une banquette Meghedi Simonian trône un buffet massif au bois buriné par une longue existence rurale. Les gonds de ses portes sont grignotés par la rouille, sa surface est dépourvue de patine et son plateau, comme gonflé à certains endroits, n'est plus vraiment droit…
Tel un patriarche, ce meuble a priori à des années-lumière des goûts de mes amis diffuse une force tranquille qui m'interpelle. Et s'il s'avère bien moins pointu que ses compagnons, sa présence ici fait néanmoins complètement sens. Comme si son imperfection, sa vieillesse et sa rugosité permettaient de patiner l'arrogance à peine dissimulée des pièces "design" qui lui tiennent compagnie. De retour chez mes parents (où nous logeons durant ce mois de juillet), je n'arrive pas à me défaire de l'image de ce meuble. Quelques minutes plus tard, me voici assise au bord de la fontaine. Bercée par la cacophonie en do mineur des chants d'oiseaux peuplant la forêt environnante, j'essaie de comprendre pourquoi ce vieux buffet presque délabré me touche tant... À l'ère du meuble en kit, du tout plastique, du jetable et de la surconsommation, les objets abîmés, détériorés ou cassés ont rarement droit à une seconde chance. Il est en effet bien plus facile (voire même moins onéreux) d'acheter une nouvelle chaise plutôt que de réparer le pied de celle venant de céder sous le poids de notre ancien professeur de philosophie venu prendre le thé. Même lorsque l'on chine, c'est la plupart du temps une pièce certes d'époque, mais la mieux conservée possible que l'on recherche. Autrement dit, l'établi décrépit oublié dans une grange, la bergère éventrée abandonnée sur un trottoir nantais ou le banc d'école détérioré n'ont guère leur place au sein de notre intérieur. Rien de tel pourtant pour conférer de la densité à un espace que d'y accueillir un meuble - ou un objet - usé par le temps, blessé par le désintérêt de ses propriétaires, abîmé par les intempéries. Sur le plan décoratif, celui-ci permettra en effet de créer une harmonie inattendue avec les éléments rutilants, les créations griffées et les fantaisies "fast design" meublant une pièce, mais aussi de temporiser leur audace, de rationaliser leur éclat et d'exacerber leur personnalité. Une qualité non négligeable, mais qui ne rivalise cependant pas avec la capacité de ce genre de meuble à nous faire entrevoir avec bienveillance les notions de vieillesse et de temps qui passe. Face à la beauté imparfaite - mais néanmoins poignante - d'un bois façonné au fil des ans par l'humidité, d'un mur au revêtement grignoté par une fatigue séculaire ou encore d'une tôle cabossée par une vie mouvementée, on prend en effet plus que jamais conscience de son caractère évolutif. Et du fait que celle-ci peut naître aussi bien d'éléments rigoureusement assemblés (au point de flirter avec le nombre d'or) que d'une cicatrice, d'une ridule ou d'une fissure…
Vivre au contact d'un meuble à la vieillesse acceptée - et non "botoxée" - permet de réaliser que, contrairement à ce que la société tend à nous faire croire, le "vieux" ne manque pas de désirabilité, d'intérêt, de sublime. Aimer les faiblesses apparentes d'une commode malmenée par l'air marin de la Bretagne et y trouver une beauté unique permet par ailleurs d'entrevoir la dimension lumineuse de nos propres faiblesses.
En résumé, réussir à percevoir la valeur - tant esthétique que spirituelle - de l'usagé, du cabossé, de l'accidenté, du vétuste me semble aujourd'hui plus qu'essentiel, et ce aussi bien dans nos vies qu'au sein de notre salon…
Par Lise Huret, le 04 juillet 2018
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