Chronique #166 : Le scintillement
J'ouvre le frigo, saisis un bouquet de brocolis et le place sur la planche à découper. Je cligne des yeux : l'éclat de la lame du couteau me semble particulièrement vif, tout comme le vert du légume posé devant moi. Signal d'une potentielle embellie psychique, cette sensation m'incite à aller mesurer l'épaisseur de la ouate filandreuse qui depuis quelques jours asphyxie mon cerveau. Zéro millimètre. Disparue. Dissoute. Entre mes synapses, tout n'est que scintillement, clarté, fluidité, vivacité…
J'ai beau parfaitement connaître les symptômes de cette entrée en phase "up", je n'ose y croire. Alors j'avance à tâtons sur la glace que je crois encore fragile. Tout en coupant de plus en plus vite les petits arbres verts glissant sous mes doigts, je passe en revue les sujets qui me tétanisaient il y a encore peu. En dépit de recevoir une volée de stimulus négatifs, mon taux de cortisol ne bouge pas. Pas le moindre sursaut d'angoisse, pas la moindre envie de plonger sous la couette, pas la plus petite sueur froide.Peu à peu, mon corps se réveille, s'électrise. Je ne marche plus, je sautille. De fardeau, il se mue en exosquelette bondissant. Je danse, tourne, crépite. Aimanté par l'énergie virevoltante de sa mère, Charles entre dans la danse. Les chansons se succèdent, je suis infatigable. Nous rions. Le visage lumineux de mon fils me transcende.
"On va faire la course dehors ?"
"Mais maman, il pleut..."
"Tant mieux !"
Mon enthousiasme balaie ses incertitudes de petit garçon trop sérieux et nous nous ruons devant la maison. L'envie de cavaler sur la terre humide me brûle l'estomac.
"3, 2, 1... partez !".
Ne sentant ni le froid, ni la montée du début du parcours, je fuse. Gagné ! Nous courons encore et encore. Et encore. Je fini par laisser Charles me battre, puis lui propose de faire une série de jumping jacks. Sous cette pluie battante, j'exulte d'une joie dont l'intensité n'a d'équivalent que celle de mon enfance. Je me sens infiniment présente. Infiniment vivante. De la gouttelette d'eau dévalant mon cuir chevelu au bruissement des feuilles percutant mes tympans, en passant par l'odeur du feu de bois et la caresse du vent sur mes genoux, je ne perds pas une miette de cette symphonie sensorielle dont je perçois chaque note. Nous rentrons. L'urgence d'exister me laboure littéralement le ventre. Je m'installe devant mon bureau afin de mettre par écrit les dizaines d'idées qui me sont venues à l'esprit pendant notre petit championnat d'athlétisme. J'ouvre une page Google Doc, l'abandonne et me saisit de mon portable : il faut que j'envoie un message à Géraldine et à Charlotte (oh et puis également à Alice, Mathilde, Vanessa, Karine, Lucile, Émilie, Bénédicte, Fabienne, Amélie, Lili, Marie, Margot…). Mes doigts pianotent frénétiquement. Je reviens à ma page blanche, approche mes mains du clavier, lorsque soudain la nécessité absolue de préparer la masterclass que j'ai en tête depuis quelques jours me saute à la gorge.
Quelques minutes plus tard, c'est l'envie de faire un selfie qui devient impérieuse. Devant la glace, je prends alors fiévreusement photo sur photo, sélectionne celle où je me trouve la plus mince et la publie. Et si je faisais une, deux, trois, mille Stories ? Retour devant l'ordinateur. Je n'écris toujours pas. Impossible de me concentrer. Je suis trop fascinée par la masse de données que mon cerveau a soudain besoin de traiter :
- Quelle est la recette de la brioche à la cannelle ?
- En quelle année est mort Giacometti ?
- À quoi ressemblent actuellement les vagues de Praia Grande ?
- Appeler la grand-mère de Julien. Appeler la grand-mère de Julien !
- Il faut que je ré-enfile la machine à coudre.
- Pourquoi n'as-tu pas porté plainte ?
- Y a-t-il un carnet vierge qui traîne quelque part ?
- Ils sont pas mal les derniers jeans COS.
- Julien a-t-il jeté le carton de l'aspirateur ?
- Où se trouve Matthieu ?
- L'eau de la piscine n'a pas l'air si froide.
- Je devrais apporter une tarte au vieux monsieur en bas de la rue.
- Invente ton format littéraire, affranchis-toi !
- Ne pas oublier d'acheter des chaussettes.
- J'aurais dû continuer mon Droit.
- Les influenceurs dits "authentiques" promeuvent des cadeaux presse et cela ne choque personne ?
- Pourquoi mon coeur bat-il aussi vite ?
Je renonce à travailler.
"Charles ? Si l'on construisait un empire Playmobil ?"
"Ok !"
Je renverse alors magistralement plusieurs caisses de jouets sur le tapis du salon et déclare : "Aujourd'hui par de restrictions territoriales : on peut occuper toute la maison !". Entre tyrolienne partant du bureau, grottes sous les marches, camp retranché entre les pieds de la table basse et parcours d'escalade ventouse sur les fenêtres, les cowboys, astronautes et autres romains miniatures n'en croient pas leurs yeux… L'heure du repas approche. Et si j'improvisais une recette de lasagnes chèvre/champignon/épinard ? Accompagnée d'un généreux verre de vino verde, je m'affaire dans la cuisine. Je coupe, tranche, détaille, hume… Chaque senteur en appelle une autre. J'enfourne le plat, me brûle, m'en moque et pars m'installer devant les flammes qui ondulent dans l'âtre.
L'alcool structure le flux de mes pensées. Le futur est limpide. Je flotte. Les possibles se multiplient à l'infini. C'est alors que débute la partie la plus jouissive de cet état d'euphorie contrôlée : celle où mon cerveau me faxe clef en main les plans de diverses réalisations graphiques/plastiques. Une fois la transmission effectuée, je n'ai plus qu'une obsession : passer à la réalisation.
Colle à papier, bande plâtrée, fil d'étain, aluminium, peinture... Je rassemble le matériel nécessaire et commence à matérialiser ce que je vois si clairement dans ma tête. Les heures passent, les garçons s'endorment, la cire des bougies dégouline sur les pierres de la cheminée et moi je tords des fils de fer, fabrique du papier mâché, crée des volumes, façonne des formes… Au milieu de la nuit, les mains blanches de plâtre, j'atteins le paroxysme de la béatitude. L'arbre biscornu qui apparaît sous mes mains me procure une émotion sans pareille.
Je suis le démiurge de mon propre univers.
L'aube finit par poindre. Sur la table trône un chêne de papier aussi majestueusement imparfait que celle que j'assume d'être à ce moment précis.
Une salve d'injonctions impatientes m'extrait alors de ma contemplation : Et si j'allais faire des pancakes ? Cueillir des fleurs ? Préparer une table de petit déjeuner féerique ? Me brosser les dents ? Ramasser des cailloux ? M'allonger nue dans l'herbe ? Acheter des bonbons ? Observer les vagues avec ma paire jumelles ?
Je me dirige vers la fenêtre. Le vert bien trop intense de la pelouse me confirme ce que je sais déjà : il me reste encore quelques heures de récréation au pays des merveilles...
Par Lise Huret, le 03 février 2021
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