Chronique #182 : Bribes de Grèce
Vivre au fil de l'eau, lâcher prise, goûter un autre mode de vie : voilà ce que j'attendais de notre périple dans les Cyclades. Au final, ce voyage nous a offert bien davantage. Florilège de souvenirs illustrant - de manière non exhaustive - notre escapade au pays d'Ulysse…
Les chats dodus, sereins et alanguis sous les porches tièdes des rues d'Athènes. Le serveur descendant la rue - l'oeil encore ensommeillé - un plateau en fer traditionnel au bout du bras, afin de servir aux petits commerçants leur café grec du matin.
L'absence de casque chez les conducteurs de scooters.
La surprenante découverte d'une multitude de pénis en bois sur les étals des marchés.
La splendeur passée de l'Acropole qui continue d'irradier au travers de ses vestiges.
Les touristes multipliant les selfies, parlant trop fort et ne décollant pas les yeux de leur appareil photo.
Les instagrameuses prenant la pose face à l'Acropole en se moquant éperdument de perturber la fluidité des déambulations de chacun.
Le chauffeur de taxi nous racontant qu'une bonne partie des feux de forêt est probablement déclenchée volontairement - et de manière totalement illégale - afin de pouvoir y installer panneaux solaires ou éoliennes.
Les passagers des somptueux yachts amarrés dans la marina de Lavrion évoquant les personnages mafieux d'une énième série Netflix.
Les toilettes à pompe du bateau et leur fonctionnement aléatoire. Essayer de comprendre le principe. Échouer. Se dire que ce n'est pas grave, que l'on comprendra au moment voulu. Ou pas…
L'éclosion après à peine deux jours de navigation d'une pensée aussi folle que séduisante : vivre à l'année sur un bateau. La prochaine étape de notre vie de nomade moderne ?
Les pieds nus sur le pont permettant de sentir facilement le pouls du bateau.
Les desserts offerts à la fin de chaque dîner au restaurant. Mention spéciale au cheese-cake à la cerise fait maison du restaurant Ostria de Kythnos. La fraîcheur de chaque produit : tomates savoureuses, viandes tendres, poissons ultra frais…
La possibilité de boire suffisamment de grappa pour refaire le monde pendant des heures avec le skipper et de se réveiller sans mal de tête, tant cet alcool est pur.
Des chats partout : des joueurs, des agressifs, des craintifs, des loups solitaires, des arnaqueurs, des bébés, des estropiés…
La transparence chavirante de l'eau des petites criques.
La morsure jouissive de l'eau froide ressentie en sautant de la proue du bateau.
La perfection du mariage entre les lignes épurées des maisons immaculées, le bleu joyeux de leurs volets et la sophistication des fleurs des bougainvilliers.
L'eau presque brûlante d'une source chaude se déversant dans la mer.
Le cadavre rigidifié d'un chat.
Les prix stratosphériques de l'épicerie de la marina de Lavrion.
Le plaisir de se retrouver sur le pont en fin de journée afin de prendre l'apéritif en grignotant des gressins aux graines de tournesol.
La tristesse infinie que je ressentais chaque fois que l'on croisait une nappe de pollution.
Les échanges entre Charles et le skipper lors des traversées. Entre deux leçons de noeuds marins et quelques vérifications du cap à tenir, ils discutaient de quête de vérité, de spiritualité, de 5e dimension… (no comment ;) )
L'eau tellement salée qu'il est facile de s'y allonger et de flotter longuement… La douche située dans les toilettes.
La joie indicible de se lever tôt, de quitter le bateau et d'aller se baigner à l'aube sur une petite plage isolée.
L'impossibilité de fixer un point dans la cabine sans sentir le mal de mer pointer le bout de son nez.
La simplicité vibrante des villages à flanc de montagne, entre angles arrondis, figuiers noueux, homogénéité maternelle et amandiers généreux.
Les vieux pêcheurs au visage tanné par la vie sur les flots et au sourire fatigué d'une infinie douceur. En discutant avec un commerçant, j'appris que certains d'entre eux n'ont jamais quitté leur île.
Le goût inoubliable de la chair blanche d'un poisson pêché le jour même.
Les échanges avec notre skipper sans aucune barrière, ni peur de déplaire. Quel bonheur !
Le manque de savoir-vivre des occupants de certains bateaux dans les criques les plus calmes de Paros, entre musique tonitruante et jet-ski passant à 1 mètre de notre catamaran…
L'élaboration des menus du jour en fonction de ce que l'on trouve au port.
La tortue aperçue entre les coques de notre bateau filant vers Syros.
Le plaisir régressif procuré par ma première bouchée de kormos (gâteau constitué de chocolat et de couches de petits LU).
Les sanctuaires miniatures bordant les ports et permettant aux pêcheurs de faire leurs dévotions.
Ma longue planche matinale sur les rives d'une plage déserte qui déclencha l'affolement d'un vieux monsieur qui passait par là : il a cru que j'étais inconsciente.
Trois croissants + un pain = 10 euros.
L'application régulière de crème indice 50. Le bruit agressif des jet-skis. Je ne parviens pas à comprendre le plaisir que l'on peut éprouver à faire autant de vacarme à la surface d'un élément aussi pur. À mes yeux, cela revient à amener sur l'eau le bruit de la terre, sa pollution, son égoïsme…
Les confidences de notre skipper sur la difficulté à trouver sa place parmi les passagers. Il nous raconte que de manière générale, les skippers sont au mieux traités avec une politesse froide, au pire considérés comme des domestiques. Par exemple, alors que le repas du skipper est à la charge des occupants du bateau, rares sont ceux qui l'emmènent avec eux au restaurant.
La simplicité du dress code sur le pont : short, maillot de bain et chapeau.
L'apprentissage du b.a.-ba de la navigation. Barrer, lancer les cordes, jeter l'ancre, hisser la voile…
La catastrophe odorante créée par une bouteille de vin rouge oubliée sur la table alors que la houle se levait…
Les différences de température entre les nappes d'eau que l'on traverse à la nage. Accepter les plus froides, savourer et ralentir dans les plus chaudes…
La disparition de ma peur de nager très au large.
Les miroitements sur les vaguelettes de mille poussières d'or créées par une inclinaison particulière et éphémère du soleil.
Le charme mystérieux de l'alphabet grec. Je ne comprends rien, je ne sais plus lire : j'ai à nouveau 5 ans…
L'excitation qui monte au fur et à mesure que mes pas se rapprochent du bord. Hésitation. Impulsion. Liberté. Plouf !
Les grottes naturelles taillées dans la roche faisant fonctionner l'imagination à plein régime.
La grosseur surprenante des lézards.
Les dîners en dehors du port, sur le bateau, seuls au milieu d'une crique. J'avais l'impression d'être Bernard Moitessier. La voix grave des hommes discutant tard dans la nuit. Sombrer dans le sommeil en distinguant de loin quelques mots : Ulysse, galaxie, télépathie, theta healing…
Le bonheur indicible de voir Charles lire, naviguer, plonger et ne pas s'ennuyer une seconde.
La peau qui tire après avoir trop pris le soleil.
Les bancs de poissons accompagnant certaines baignades.
Les cheveux gainés par le sel.
Les filets qui sèchent et que les pêcheurs nettoient studieusement après chaque sortie en mer.
Le partage de la nourriture à table. Surprenante, cette tradition nous a très vite séduits : plutôt que de commander des plats individuels, nous options pour de multiples plats que l'on partageait tous ensemble.
L'énorme poisson aperçu dans le bec d'une mouette en plein vol.
La minuscule chapelle cachée sous la roche et uniquement visible de la mer. Construite lors de la guerre gréco-turque (1919-1922), elle permettait aux chrétiens de continuer à célébrer la messe en secret.
La piste d'atterrissage d'hélicoptère d'une incroyable villa posée à flanc de falaise.
Le goût des Grecs pour le tabac.
La peur de tomber dans l'eau chaque fois que la passerelle jetée entre le pont et le quai affichait une dangereuse inclinaison.
La chaleur d'un mois de mai qui laisse imaginer la torpeur d'un mois de juillet. La capacité des éoliennes à défigurer la crête des îles.
L'odeur de pain frais caressant le port.
La sensation de tanguer sur la terre ferme. Essayer de fermer les yeux. Les rouvrir très vite, de peur de basculer.
La lumière incroyablement poudreuse du coucher de soleil sur le temple de Poséidon.
La pensée paradoxale consistant à détester les touristes tout en sachant que nous en sommes également.
Les catamarans plus spacieux que le nôtre nous permettant d'entrevoir ce à quoi pourrait ressembler notre hypothétique futur habitat flottant.
Les léchettes de Charles sur le dos de sa main après la baignade : "Je me suis transformé en chips !".
Le soleil qui nous dévore.
La porte de la petite église que je poussai sans trop y croire (toutes les églises croisées sur notre chemin étaient fermées) et qui me laissa pénétrer dans un espace hors du temps saturé d'encens, de dorures et de fraîcheur.
Le poids grandissant de deux packs d'eau portés sur plusieurs centaines de mètres.
L'impossibilité de lire, tant les stimulus visuels extérieurs sont nombreux.
Les fous rires nerveux générés par les montagnes russes nautiques provoquées par un coup de vent imprévu.
La sensation que chaque brasse dans l'eau claire de la Méditerranée me rapproche un peu plus de ma nature profonde…
Par Lise Huret, le 30 mai 2022
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