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La majeure partie des pages de l'hebdomadaire sont consacrées à des reproductions de robes haute couture qui sont détaillées très précisément grâce à des textes explicatifs. Le Harper's Bazaar est alors un magazine au tirage moyen qui suit sa route tranquillement, sans heurts, ni gloire. Il faut attendre 1913 pour qu'un magnat de la presse, William Randolph Hearst, s'empare des commandes et amorce l'ascension du Harper's Bazaar.
Il a pour but de concurrencer, Vogue et s'y attellera de toutes ses forces. Il introduit la photographie dans ses pages, se débrouille pour y insuffler à ses modes ce qu'il faut d'espièglerie fine et de bon goût aristocrate, en y faisant participer Lady Randolph Churchill, la comtesse de Warwick et la couturière et écrivain lady Duff Gordon qui officie sous le pseudonyme de Lucille.
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C'est avec l'arrivée de cette femme au poste de rédactrice en chef que tout va changer, et que le magazine va entrer dans la légende, voire contribuer à la créer. Après avoir passé 11 années chez Vogue, elle a une vision très précise de ce qu'elle veut faire avec Harper's Bazaar : quelque chose ayant trait du concept "un esprit sain dans un corps sain". Elle développe l'idée d'un magazine destiné aux "well-dressed women with well-dressed minds".
Elle emmènera son mensuel bien au-delà de la mode, et fera pénétrer dans les foyers américains un univers riche d'art, de reportages éclairés, de nouvelles pointues et de photographies avant-gardistes. Carmel Snow était réputée pour sentir le talent chez les gens, ce qui lui permit de rassembler autour d'elle un véritable vivier créatif, visionnaire et prêt à faire évoluer les choses.
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C'est lui qui fera cohabiter texte et photos, chose jusqu'alors jamais vue. Il brouille les codes, juxtapose, découpe, utilise différentes typographies, joue des espaces vierges, aère les textes. Il transforme complètement les pages du magazine en plaçant dans un apparent désordre des photographies de jeunes femmes transgressant les poses conventionnelles. Elles sautent, courent, tourbillonnent, le tout conférant à un banal article sur le sport un dynamisme novateur et positif.
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Diana Vreeland est un autre personnage crucial de l'avènement du Harper's Bazaar : c'est notamment elle qui écrira que le bikini est la chose la plus importante depuis la découverte de la bombe atomique. Ces mots illustrent à merveille l'esprit caustique et libre de celle qui aujourd'hui reste la plus talentueuse des rédactrices de mode. Carmel Snow découvrit Vreeland au coeur de la haute société new-yorkaise, que cette dernière avait intégrée sans difficulté grâce à ses talents de "socialite".
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Sa rubrique "Why don't you…" avec son format original, sa vision pragmatique et éclairée de la mode et ses commentaires libres et enlevés, a été le buzz médiatique dont Harper's Bazaar avait désespérément besoin pour décoller. Les femmes se mirent à acheter en masse le magazine rien que pour lire la chronique de Diana Vreeland. Six mois après son arrivée dans le journal, Vreeland était promue rédactrice en chef de la section mode.
À ce poste, elle put sans difficulté imprimer ses idées et diriger ses lectrices où elle le voulait. Elle leur fit découvrir Elsa Schiaparelli et les encouragea à suivre ce qu'elle proposait. En dépit du fait d'être perçue comme quelqu'un d'excentrique et au caractère volcanique, elle était respectée du milieu et parvenait à faire accepter sa façon de voir les choses aux annonceurs et autres décideurs. Elle était toujours à l'affût de la nouveauté, encourageant les jeunes designers et plébiscitant les nouvelles techniques.
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Brodovitch, Vreeland et Carmel Snow sont à eux trois parvenus à faire du Harper's Bazaar un magazine pointu tout en étant accessible, et ont réussi à être le trait d'union entre les artistes, les stylistes, les photographes, les écrivains et le public. Carmel Snow a dans ses pages mis en lumière Warhol, Avedon, Cocteau, Balenciaga et bien d'autres… Tant d'artistes qui lui vouaient une véritable admiration et un respect sans faille pour son sens du jugement et de l'esthétique.
En 1958, à 70 ans, elle laissa la place à sa nièce, Nancy White, qui après avoir suivi sa tante durant de nombreuses années avait intégré la marche à suivre, ce qu'elle fit avec assiduité. En 1970, la jeune Anna Wintour intègre les colonnes du magazine, mais elle a d'autres ambitions et rêve de diriger Vogue. C'est pourquoi lorsqu'en 1975, alors que le poste de rédactrice en chef du Harper's Bazaar lui file sous le nez, elle claque la porte et s'en va tenter sa chance ailleurs avec la suite que l'on connaît.
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Depuis, le magazine a du mal à concurrencer Vogue. Alors que les éditions italiennes ou anglaises font preuve d'innovation et sont sans cesse à la recherche de la meilleure esthétique iconographique, Harper's Bazaar US cherche encore sa Diana Vreeland…
Par Lise Huret, le 25 septembre 2007
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