Chronique #105 : Éloge de l'éphémérité
13 juin 2018, 11h. L'exposition Banksy faisant bruisser d'excitation les Torontois ouvre enfin ses portes. Une exposition qui, en dépit de mon admiration pour l'imagerie espiègle et engagée du graffeur anonyme, suscite chez moi un sentiment de malaise. Il faut dire que l'idée d'aller admirer des oeuvres de street art extraites de leur milieu naturel me semble totalement absurde. À mes yeux, celles-ci n'ont de sens que lorsqu'elles se voient confrontées à la précarité de leur existence urbaine. Ces silhouettes créées au pochoir ne sont ainsi pas faites pour être possédées : une fois achetées puis exposées, elles perdent ce qui les rendit précieuses en premier lieu…
Face à ce constat, je me suis fait la réflexion que l'homme moderne avait une étrange propension à vouloir s'approprier les choses sur la durée plutôt que de les savourer pour ce qu'elles sont sur l'instant. Comme si la possession surpassait toute autre considération… C'est ainsi que nous cueillons le coquelicot qui nous avait tant émus par sa beauté fragile afin d'emporter son éclat rougeoyant dans notre salon (avant de le voir se faner quelques minutes après avoir été extrait de son champ de blé), que nous abordons à la terrasse d'un café le comédien nous ayant fait rêver plus jeune (brisant ainsi la magie que l'obscurité de la salle de cinéma lui avait conférée) ou que nous pensons pouvoir retrouver l'émotion ressentie lors d'une plongée sous-marine en remplissant un aquarium de poissons tropicaux.
Sans oublier les coquillages lustrés par le va-et-vient de l'eau salée passant du statut de bijoux précieux à celui de babioles poussiéreuses lorsqu'on les transfère du sable doré d'une plage balinaise au coin gauche de notre bureau, ou encore les framboises sauvages que l'on choisit de ne pas déguster sur place - dans l'espoir d'en faire une tarte - et qui se transforment en bouillie sur le chemin du retour… Nous gâchons le moment présent, égratignons nos rêves, abîmons nos souvenirs dans le seul but de prolonger un instant d'émerveillement qui, de par sa nature, n'est pas fait pour durer. Comme si nous ne pouvions accepter cette éphémérité, comme si nous n'en percevions pas la beauté...
Nul doute pourtant que nous gagnerions à admirer telle ou telle fleur plutôt que de la cueillir, à laisser notre regard suivre avec volupté les courbes d'une poterie plutôt que de chercher à savoir son prix, à savourer le sourire de notre enfant dégustant une part de gâteau au chocolat plutôt que de nous ruer sur notre téléphone pour capturer la scène, à contempler une jolie maison sans penser immédiatement à déménager, à écouter le gazouillis des oiseaux dans le parc voisin plutôt que de vouloir adopter sur le champ un minuscule canari (que l'enfermement rendra de toute façon neurasthénique) ou encore à nous abîmer dans la contemplation de la fluidité ocre de la robe d'une passante sans tenter d'en deviner la provenance.
Autrement dit, essayons ne plus voir le monde comme une succession d'éléments à posséder absolument, mais plutôt comme un univers dont chaque particule est à savourer gratuitement...
Par Lise Huret, le 19 juin 2018
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