Chronique #114 : Retourner à l'essentiel
Adolescente, j'enviais la vie de ces femmes trentenaires/quadra voyageant régulièrement, habitant de grandes métropoles, exerçant un job dans la pub/la mode/la presse, ayant les moyens de s'offrir du mobilier "design" et de déboucher un grand cru pour leurs invités, allant fréquemment au théâtre, croquant le dimanche matin dans des brioches toutes chaudes lovées dans un édredon de plumes, possédant des piles de CD, des tonnes de DVD, un dressing richement garni et une bibliothèque sponsorisée par la Pléiade, affichant une beauté urbaine (devant beaucoup à leur coiffeur fétiche) et une nonchalance étudiée procurée par une certaine aisance matérielle...
Une fois jeune adulte, je me suis mise à envier l'existence mondaine de mes amies Parisiennes, le quotidien supposé exotique de mes copines expatriées ou encore la vie trépidante de mes connaissances exerçant un métier flamboyant… Puis, petit à petit, les mythes nourrissant mes fantasmes ont commencé à se détricoter : à force de vivre, d'expérimenter, de voyager, de déceler au travers des façades scintillantes les existences artificiellement enjolivées, moins j'enviais la vie de celles qui m'entouraient.
Les "jobs" excitants sur le papier se révélaient ainsi souvent riches en relations toxiques et en horaires destructeurs, tandis que les destinations de vie lointaines - une fois dépassé le cliché Instagram hebdomadaire faisant baver d'envie les amies coincées en Métropole - comportaient une dose de solitude insoupçonnée. J'intégrais également que les appartements dignes de The Socialite Family n'empêchent pas les divorces, les cours de sport dernier cri les malaises existentiels, les myriades de sacs à main les envies de jeter son petit dernier du 4e étage, les escapades aux Maldives les rendez-vous hebdomadaires chez un psy hors de prix, le nombre de followers astronomiques la vacuité d'un quotidien ayant fusionné avec la virtualité des réseaux sociaux…
Plus ce qui m'avait fait rêver s'effritait, moins je savais dans quelle direction aller pour accéder à une existence susceptible de m'épanouir réellement. Je me mis alors à rechercher dans mon passé les moments où j'avais été fondamentalement et simplement heureuse, où mon corps et mon esprit étaient tendus vers le même but et où l'instant se suffisait à lui-même.
Curieusement, aucun de ces moments n'était lié à l'argent, à la reconnaissance, au regard de l'autre et à l'abondance matérielle. En voici une liste non exhaustive :
Faire plusieurs kilomètres à vélo - et ce quelle que soit la météo - pour aller faire nos courses alimentaires. Lorsque nous vivions à Vancouver, nous ne possédions pas de voiture et les souvenirs épiques de retours à vélo sous la pluie, nos sacs à dos remplis à craquer d'oranges, de pommes de terre et de boîtes de conserve gardent une saveur impérissable. Une fois bien au chaud chez nous, nous expérimentions le bonheur d'avoir fourni un effort sain et productif.
Couper du bois. Lorsque nous sommes chez mes parents en Lozère, nous passons souvent avec Julien une ou deux après-midi à débiter du bois en prévision des froides journées d'hiver. Fatigante mais gratifiante, cette activité en plein air nous procure une satisfaction jouissive. Nous nous sentons heureux d'aider mes parents, mais aussi de faire fonctionner nos muscles de manière utile. Sans parler de cette connexion avec un environnement naturel qui, entre odeur des pins, craquements des branches et hennissement des ânes, nous comble bien plus que n'importe quel sachet de sucreries.
Pétrir la pâte à pain aux côtés de ma mère. Le contact avec cette masse à la fois douce et mouvante se révèle pour moi quasi organique. Comme si, par ce simple geste, je me connectais à un savoir ancestral, simple et vital. Cela demande du temps, de la patience et une certaine abnégation (il faut gérer la douleur qui monte peu à peu dans les bras), mais le fait de réaliser quelque chose de sain, de bon pour la famille et de le faire avec un être cher m'apporte une dose d'endorphine non négligeable.
Boire après avoir épuisé l'eau de ma gourde trois heures auparavant. Sentir couler l'eau fraîche dans ma bouche en fin de journée lors d'une semaine de marche en Bosnie dans des conditions volontairement spartiates fut l'une des expériences les plus intensément délicieuses de ma vie.
Faire un feu avec Charles. Rassembler des brindilles, créer un petit "tipi" de branchages, entourer le tout de pierres et faire naître une étincelle qui donnera naissance à une flambée rassurante et chaleureuse, le tout avec l'aide d'un petit garçon de 4 ans conscient de la responsabilité qui lui incombe constitua pour moi un moment riche, fort et vrai.
Me coudre une robe d'été. Revenir à mes amours passés (école de stylisme/modélisme) en traçant un patron, en choisissant du tissu, en m'imposant de prendre le temps de coudre une toile, pour ensuite couper, faufiler puis assembler me procura - au delà du plaisir de porter un vêtement unique et "éthique" - un bonheur profond lié au fait d'être parvenue à créer un produit de A à Z.
Une fois cette liste dressée, le point commun de ces différentes expériences me sauta aux yeux : le bonheur naît chez moi de situations où les facilités offertes par le monde moderne cèdent la place à des efforts me permettant de savourer le fruit de mon travail ou de ma quête. Comme si le confort procuré par des décennies de progrès avait fini par nous déconnecter de nous-mêmes (ainsi, si la valeur nutritive d'une baguette industrielle et d'un pain pétri par nos soins est à peu près la même, le fait de croquer dans l'une ou l'autre ne nous procure pas le même plaisir). Finalement, la satisfaction immédiate de mes besoins (via Amazon, Netflix, Starbucks et autres Uber Eats...) qui me parut dans un premier temps magique ne l'est peut-être pas tant que cela, la disparition des notions d'attente, d'effort et d'envie privant l'objet de mes désirs d'une bonne part de sa saveur.
Ce constat étant désormais établi, je sais ce qu'il me reste à faire. Mais aurai-je le courage d'aller vers une vie plus simple, de faire les compromis nécessaires (non, il n'est pas raisonnable d'acheter une vieille bâtisse dans les Cévennes et de vivre de notre potager - enfin pas tout de suite), de me sevrer de ces choses facilement accessibles mais qui mènent à terme à une absence de sensation, de préférer les jours de morosité psychologique l'effort d'une marche sous la pluie au confort d'un trajet en voiture ou encore de prendre la plume pour me confier à ma grande soeur dans une longue missive plutôt que de céder à l'instantanéité d'un appel Skype (souvent de qualité discutable) ?
Autant de questions qui demandent à trouver une réponse en 2019…
PS : Je suis totalement fascinée par les vidéos de cette ex-DJ ayant décidé d'opérer un retour aux sources en allant vivre chez sa grand-mère et en créant tout ce dont elles ont besoin…
Par Lise Huret, le 02 janvier 2019
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Vivre, c'est d'abord toutes ces petites joies que tu cites, je pense que ce sont celles dont on se rappelle à la fin.
Je te souhaite une année tissée de petits bonheurs !