Au revoir Karl...
7h20. Je sors de mon cours de Pilates, allume mon téléphone et découvre un message de Géraldine : "This is Karl's Day". Je comprends alors que ce que redoutait la fashion sphère depuis quelques semaines vient d'arriver : Karl est mort. Karl Lagerfeld est mort... Alors que ces mots gagnent seconde après seconde en réalité, je réalise à quel point il va me manquer. J'en suis d'ailleurs la première surprise : j'étais certaine que son décès ne me toucherait pas, que l'agacement qu'il suscitait régulièrement en moi me protégerait du chagrin… Mais alors, d'où vient cette profonde tristesse, ce sentiment de stupeur, voire d'abandon ?
7h30. Emmitouflée dans ma parka, un café fumant au creux des moufles, je laisse l'air mordant aiguiser mes sentiments. J'ai envoyé un texto à Julien : il conduira Charles à l'école. J'ai besoin d'analyser ce je ressens là, maintenant, tout de suite. J'ai envie de passer quelques minutes avec Karl. Assise sur l'un des fameux fauteuils inclinés des jardins publics canadiens, je tente de comprendre pourquoi j'ai aujourd'hui l'impression d'avoir perdu un être cher. La première image qui me vient à l'esprit est celle de son immense bibliothèque de la librairie 7L. Cette multitude de livres accumulés au fil des années et occupant des pans de murs entiers a toujours généré chez moi un élan de tendresse envers leur propriétaire. Je savais qu'il en avait au moins autant dans ses différentes résidences et cela me subjuguait. Une telle culture, un tel savoir lui permettait sans doute de prendre toute cette agitation fashion au second degré, voire au millième. C'est d'ailleurs cette distance qui, à mes yeux, lui permettait de plonger avec gourmandise dans le système sans jamais y laisser des plumes.
Quelques minutes plus tard, c'est un son qui me revient : celui de sa voix prononçant le mot "mère". Sous une fausse indifférence, on y sentait poindre un amour de petit garçon, une dévotion quasi cérébrale… Au fil des confidences égrenées ici et là sur celle qui l'éleva à coup de sarcasmes éducatifs et qui lui conseilla de se mettre au dessin et d'abandonner le piano (afin de lui épargner les oreilles), j'ai vu peu à peu se dessiner les origines de la "marionnette" Karl Lagerfeld ; une marionnette qui servait d'interface entre lui et les médias et qu'il avait peut-être commencé à construire très jeune afin de séduire sa mère.
Viennent ensuite ses différentes saillies politiquement incorrectes qui, au fil des années, m'ont de plus en plus réjouies, tant le "bien penser" est devenu la condition sine qua non à l'adoubement médiatique ; Karl Lagerfeld n'en avait rien à faire et c'était jouissif. Mais aussi ses décors cathédrales qui, à défaut d'abriter des collections mémorables, n'en avaient pas moins le charme de la démesure (voir ici, ici et là) et l'outrance d'une imagination au budget no limit. Sans oublier la complicité - que l'on sentait bien réelle - entre lui et le petit Hudson Kroenig, sa capacité à se démultiplier, le fait qu'il disait voir en rêve ses collections ou encore son regard récemment à nouveau visible…
En fermant les yeux, je vois la silhouette de l'homme aux cheveux poudrés s'éloigner, et avec elle tout un pan de l'histoire de la mode. Il était le dernier. Le dernier rempart. Aujourd'hui, qui peut prétendre avoir une telle étoffe ? Il emmène dans son sillage la grandeur des couturiers, la stabilité d'une griffe iconique et une certaine manière d'être dans son époque sans pour autant se laisser cannibaliser par cette dernière.
Alors certes, le personnage de "Merci Karl" était détestable, les toilettes Chanel rarement seyantes et son amour pour son chat peu galvanisant ; pour autant, je sais d'ores et déjà que celui que j'adorais critiquer va terriblement me manquer. Le vide qu'il laisse a en effet quelque chose du trou noir...
Par Lise Huret, le 19 février 2019
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Aussi, il faisait vivre un savoir-faire français très haut-de-gamme. Je me souviens de cette dame très âgée, spécialisée en passementerie, qui travaillait pour Chanel et que Loïc Prigent avait interviewée avant un défilé (couture, je pense).
Je me demande bien qui va lui succéder... Virginie Viard pour l'instant, mais vont-ils prendre un designer connu?