Chronique #119 : Ces minis cailloux du passé, mes chaînes d'aujourd'hui
Je ne sais pas si cela vient de ma pratique - hiératique - de la méditation, du fait d'approcher de la quarantaine ou du besoin de plus en plus viscéral de me libérer de certains poids qui alourdissent mes pas, toujours est-il que je me suis récemment mise à lister de manière méthodique les petites choses/phrases/situations ayant contribué à nourrir les mécanismes régentant chez moi l'alimentation, l'estime de soi et la perception du corps. Voici de manière brute la liste - non exhaustive - de ces derniers…
1988 - Mon grand-père nous raconte que sous l'occupation, le sucre était une monnaie d'échange très prisée. Une sorte d'or blanc...Dans mes yeux d'enfant, le sucre devient alors une sorte de sable précieux et délicieux que j'ai la chance - contrairement à mes aïeux - de pouvoir consommer autant que je le souhaite.
1989 - À l'occasion d'une réunion de famille, mon arrière grand-mère - que je n'ai pas vu depuis plusieurs années - me prend pour un petit garçon.
Sur le coup, j'ai surtout été gênée pour elle, puis je suis rapidement passée à autre chose. Je crois cependant aujourd'hui que cette remarque faite à la fillette de 7 ans que j'étais m'a placée à jamais dans la case "garçon manqué". Je pense ainsi qu'elle est à la genèse de mon usage très limité des éléments considérés comme féminins (maquillage, talons, sac à main, décolleté...) et peut-être également de ma difficulté à accepter la dimension féminine de mon corps.
1990 - Mon père rentre du travail, il est fatigué et me propose de venir avec lui faire quelques courses. Il me dit avec un sourire : "Ce soir, on se fait plaisir !". Dans la grande surface du coin, il achète du cidre, de la charcuterie, le dessert préféré de mon grand frère et des glaces. De retour à la maison, la soupe préparée par ma mère me semble bien fade au regard des victuailles ramenées de notre escapade.
Papa passait pour le héros et maman pour la gardienne d'une routine peu enthousiasmante. Et tout cela se matérialisait par des aliments riches pour l'un et sains pour l'autre. Ce genre d'événements ont façonné ma façon d'interagir avec la nourriture.
1991 - Mon neveu de 5 ans décède brutalement du diabète.
Le sucre est incriminé. C'est la première fois que je perçois le potentiel destructeur de la nourriture.
1993 - Venant tout juste de me faire opérer de l'appendicite, je vois arriver mon père avec un sac rempli de beignets à la pomme. À la diète depuis 24h (je n'avais pas le droit de manger avant l'opération), la saveur moelleuse et sucrée de ces derniers apaise ma faim et me fait vriller les sens.
Ce moment mêle le bonheur inattendu de voir mon père prendre du temps sur sa pause du midi pour venir m'embrasser à celui d'une débauche de sucre. J'ai aujourd'hui du mal à ne pas associer moments festifs et friandises. Un instant de joie sera ainsi incomplet sans un aliment gorgé de glucides rapides. Heureusement que Charles n'aime pas les bonbons, je lui en offrirais beaucoup trop souvent...
1993 - "Tu es le portrait craché de ta maman" - "C'est fou comme tu ressembles à ta soeur aînée" - "Vous êtes de vrais clones dans votre famille" - "Ton frère et toi avez le même regard".
Ces considérations émises aussi bien par mes amies que par le boulanger ou le maître nageur me perturbent, car je ne trouve alors pas que ma soeur ressemble à ma mère, ni que celle-ci ressemble à mon frère. Comment pourrais-je dès lors leur ressembler ? Ajoutez à cela des paroles rassurantes face à une photo de moi ratée : "Oh mais tu ne ressembles pas du tout à cette photo" et vous obtiendrez une gamine ayant l'impression de ne voir jamais le même visage dans la glace.
1994 - Alors que ma petite soeur grignote tranquillement son troisième Snickers en lisant une BD sur son lit, l'une de mes soeurs aînées s'assoit consternée à ses côtés et lui explique que ces barres chocolatées vont aller directement dans ses fesses.
D'un coup, un voile se déchire : je ne mangerai plus jamais sereinement du sucré. Ce reproche qui ne m'était pas adressé saupoudre aujourd'hui de culpabilité chacune de mes bouchées de chocolat.
1995 - Dans le gymnase, nous attendons le professeur de sport. C'est alors que j'entends le garçon le plus populaire de la classe déclarer d'un air bravache à ses copains : "Lise je la b…. sans problème, mais avant je lui mets un sac sur la tête".
Encore aujourd'hui, je n'arrive pas à savoir exactement ce que j'ai ressenti sur le moment, je crois un mélange de honte et de fierté. J'étais en effet à moitié "baisable", c'était déjà cela. Mais très vite, une tristesse diffuse m'envahit pour ne plus me quitter. Mon image se chiffonna et je pense que je ne suis toujours pas parvenue à la défroisser totalement.
1995 - Lors d'un dîner de famille auquel assiste une cousine éloignée de mon grand-père (elle avait alors environ 60 ans), je demande à mon frère si la femme dont il parle - l'assistante de l'un de ses amis magiciens - est belle ou non. Avant qu'il n'ait le temps de répondre, la cousine me regarde froidement et me lance "Oh tu sais Lise, elle est peut-être ni belle ni moche, comme toi et moi".
S'ils n'ont à première vue rien de bien terrible, ces mots m'ont pourtant littéralement piétinée. Ils confirmaient ma peur la plus profonde : celle d'être floue, vague, pas vraiment ceci, pas assez cela... Moi qui ne jurais alors que par les extrêmes, me voir ainsi attribuer un "5/10 esthétique" par cette femme que je détestais me fracassa les neurones.
1996 - Dans le kiosque à journaux de la gare où je prends quotidiennement le train pour me rendre au lycée, je compulse la presse féminine. Les bras et l'épiderme fermes des mannequins ainsi que leurs cuisses sans le moindre capiton visible s'impriment sur mon disque dur interne, tandis que j'ingurgite les millions de conseils pour perdre du poids (supprimer le pain, les pâtes, le fromage, les raisins secs, les pommes de terre...).
Petit à petit s'est ainsi tissé une sorte de code de conduite alimentaire pour la gamine mal dans ses Doc Martens que j'étais. Je ne pouvais pas modifier ce visage que je trouvais si bizarre en photo ? Qu'à cela ne tienne : j'aurai un corps irréprochable. Ce qui est totalement fou, c'est que j'ai toujours été mince. J'ai du mal encore aujourd'hui à comprendre pourquoi mon désir de métamorphose s'est soudainement fixé sur la graisse que je n'avais pas vraiment.
1996 - Alors que je m'affame, mon amoureux de 9 ans de plus que moi - l'un des surveillants de mon lycée - me dit en me voyant en lingerie : "Tu as un corps de déesse". Cette phrase me fait presque oublier les gargouillements de mon ventre vide depuis plus de 24h.
Rétrospectivement, je pense que ce moment a fixé en moi l'équation "beauté = absence de nourriture".
1997 - Après deux années d'intense anorexie, je ne pèse plus grand-chose. Au moment de nous dire au revoir (après une après-midi passée chez nous), mon oncle me lance : "Prends soin de toi ma petite Kate Moss !
Kate Moss... le Graal ! Sans le savoir, il vient de valider tous mes efforts, tous mes décomptes de calories, tous mes repas sautés…
1999 - Dans l'espoir inavoué de m'extraire du marasme de la privation alimentaire, mon père m'emmène seule avec lui sur les bords de la mer Rouge. Je suis rachitique et me trouve parfaite. Sur le transat d'à côté, une sublime jeune femme entame la conversation en me regardant intensément. Je me dis qu'elle doit être jalouse de ma minceur. Plus tard, elle me demandera si je suis atteinte d'un cancer…
Ce genre de situations - qui furent nombreuses au plus fort de mon anorexie - ont nourri ma difficulté à me percevoir. Qui suis-je vraiment ? La jeune femme que je vois dans le miroir et dont j'apprécie la courbe des os ou bien ce squelette ambulant provoquant des chuchotements de pitié sur son passage ? À qui me fier pour savoir à quoi je ressemble ? Vingt ans après, je ne sais toujours pas.
2001 - Alors étudiante à Esmod, je suis castée pour le défilé de fin d'année. Je porte une micro jupe et un soutien-gorge.
J'ai repris un tout petit peu de poids : mon corps est donc "montrable", mais je continue de me sous-alimenter. Or cela personne ne le sait et le fait de me choisir pour porter une tenue lilliputienne m'envoie un message très clair : ton corps est parfait comme cela et si tu recommences à t'alimenter normalement, cette perfection disparaîtra.
2004 : La compagne de mon grand-père me pince la joue et me lance : "Mmmh tu as l'air en forme, ça me fait plaisir".
Dans mon cerveau, tous les voyants passent alors au rouge. Si elle me trouve "en forme", cela veut dire qu'elle trouve que j'ai grossi depuis la dernière fois que l'on s'est vu. Depuis la fin de mon anorexie, la moindre remarque faisant écho à une idée de rondeur me rend folle.
2012 - Une amie blogueuse me confie deux semaines avant un shooting pour un grand magazine américain : "Oh tu sais moi il me suffit d'une semaine au régime brocolis pour avoir un corps de mannequin".
On ne peut donc pas se nourrir sainement et avoir un corps longiligne, ferme et délié ? Une ligne svelte est-elle forcément synonyme de privation ? Depuis mon anorexie, la simple évocation du mot "régime" me plonge dans des questionnements intérieur sans fin.
Faire face à ces situations ayant marqué mon subconscient et modifié ma matrice est à la fois douloureux et libérateur. Douloureux car percevoir la fragilité de l'enfant/adolescente que je fus me bouleverse. Libérateur car l'adulte que je suis aujourd'hui est capable d'analyser froidement ces micro événements, de les jauger, de leur redonner leur juste place, de détricoter sereinement leurs conséquences et de prendre peu à peu le pouvoir sur ces mots/maux du passé...
Par Lise Huret, le 05 mars 2019
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Il faisait beau, j'étais à 45min à pieds de chez moi, j'ai décidé de rentrer à pieds plutôt que le métro... Tout du long, je pensais à ce qu'il venait de me dire... A bientôt 32ans, toujours ce même (relatif) manque de confiance en moi... Toujours à chercher à être rassuré par les autres ou au contraire à jouer les grands susceptible à la moindre remarque (souvent maladroite).
Le pire pour moi à été au collège... Et je pense que les réflexions de la part de mes "camarades"à l'époque se répertorient encore aujourd'hui sur ma façon de me voir et donc d'interagir avec les autres...
Pour finir sur une note positive et optimiste, je sais aller mieux et je sais que ça ira encore un peu mieux...