Chronique #124 : Les gens de 5h45
Trois fois par semaine, je me glisse hors de l'appartement endormi pour rejoindre mon cours de barre au sol ayant lieu à 6h du matin. S'en suit alors une marche de 15 minutes me faisant traverser une ville aux contours encore flous, où l'on croise des personnages qui nous échappent le reste du temps…
Le "construction worker" ensommeillé
Le casque jaune attaché nonchalamment à l'un des passants de son baggy multipoches, cet ouvrier à la silhouette massive jette un regard ensommeillé sur le trou béant du chantier mobilisant depuis des mois son attention. On le sent pensif, mais surtout stoïque face à l'ampleur de la tâche restant à accomplir. Soudain, il redresse ses épaules de colosse légèrement voûté par le poids des charges familiales : l'un de ses collègues aux bras noircis par le travail en extérieur vient de lui tendre un gobelet de café. Sa mine auparavant fatiguée se fait alors rieuse, complice, joviale. Aussi dur soit son job, pour rien au monde il ne l'échangerait contre un emploi de bureau, tant cette complicité brute qui l'unit à ses collègues le galvanise…
La perfectionniste irréelle
La petite aiguille de l'horloge publique n'a pas encore atteint le 6 que les sandales Gianvito Rossi de cette working girl déterminée attaquent d'ores et déjà d'un pas vif les quelques mètres menant à son Uber. À une heure où 80% de ses congénères en sont encore au stade pyjama/trace d'oreiller sur la joue droite, la perfection de sa mise force le respect. Un rapide calcul - queue de cheval effectuant une ample torsade (20 minutes de brushing/mise en plis) + teint littéralement photoshopé (au moins 15 minutes d'un savant layering) + regard vif (5 minutes de pause de glaçons sur les paupières) + gestuelle dynamique (20 minutes de yoga post réveil) + tenue élégante adaptée à la météo (10 minutes devant son dressing) - laisse en effet supposer que cette sylphide semblant tout droit sortie de la série Suits s'est levée aux alentours de 4h30. Une abnégation payante, si l'on en croit le regard fasciné du chauffeur qui lui ouvre diligemment la portière de sa berline rutilante…
Le vagabond matinal
D'ordinaire assis immobile à même le sol, un panneau en carton raturé positionné à côté d'une boîte de conserve cabossée, cet homme entre deux âges semble comme transfiguré par la lumière du petit matin. Le pas leste, le regard curieux, le visage presque avenant, il déambule sur le trottoir avec la grâce d'un enfant. Il ne reste ici rien du personnage recroquevillé à l'expression atone attendant sans vraiment y croire l'aumône des citadins pressés. Libéré de la nécessité de mendier par l'absence quasi totale de passants, il se redresse, s'illumine et devient le maître de l'asphalte, le roi éphémère d'une ville temporairement désertée.
Le joggeur professionnel
À peine nous a-t-il dépassé qu'il est déjà loin... Savant croisement entre un guépard et une gazelle, ce coureur aux mollets secs et à la foulée supersonique profite de l'absence d'obstacles que lui offrent les trottoirs déserts pour pratiquer la course en fractionné et établir de nouveaux records de vitesse. Féru de nourriture en poudre et de boissons colorées isotoniques, ce jusqu'au-boutiste a peu à peu érigé le sport en religion, au point d'en devenir un brin sectaire. Il n'a ainsi plus ni femme ni amis pour admirer ses dernières médailles de marathonien, ceux-ci ayant provoqué son courroux en refusant de se lever aux aurores pour courir 10 kilomètres, de supprimer l'alcool, le sucre et le pain de leur alimentation, de troquer leurs vacances à la plage contre un trek au Népal et d'effectuer des séries d'abdos devant Netflix plutôt que de grignoter du pop-corn…
Le joggeur - très - occasionnel
Le pied en équilibre sur un banc public, il s'étire mollement. Encore surpris d'être parvenu à s'extraire aux aurores de son appartement cosy perché au 47e étage de l'immeuble situé juste derrière lui, il se congratule intérieurement, tout en reconnaissant qu'il était grand temps de tenter de faire fondre les calories vides accumulées ces derniers mois autour de sa ceinture abdominale. Le voilà donc en sweat-pant informe et tee-shirt étriqué datant de ses années universitaires, prêt à se métamorphoser en Usain Bolt. Du Metallica à plein régime dans les oreilles, le voici qui entame sa première foulée. Il sent la musique galvaniser ses muscles, il accélère. Le monde lui appartient, il accélère. La vie est extraordinaire, il accélère et... ressent un point de côté. "Foudroyé" par la douleur, il s'effondre sur les marches les plus proches et regarde sa montre : 1 minute 30. Il est temps d'aller prendre un petit déjeuner reconstituant...
La touriste jetlaguée
Le son des roulettes de sa valise Samsonite se répercute bruyamment sur les immenses baies vitrées des grands magasins encore endormis. Hagarde, cette jeune femme asiatique en sweat Gucci et sneakers Vetements semble arriver d'un fuseau horaire lointain. Tel un somnambule angoissé, elle avance les yeux braqués sur son iPhone X en quête de l'adresse de l'hôtel qui lui permettra de reposer son petit corps exténué. L'arrivée soudaine d'un pigeon sur sa trajectoire lui fait lever la tête et lui permet de découvrir face à elle un Starbuck flambant neuf qui lui procure un inattendu - mais ô combien apaisant - sentiment de familiarité. Une fois commandé son breuvage habituel (un Mochi Frappuccino Fraise Rose Sakura), elle soupire et se sent déjà un peu plus Scarlett Johansson que Bill Murray…
L'accro à sa séance de gym ultra matinale (moi)
Emmitouflée dans le sweat trop grand de son mari (qui dans quelques minutes devra s'extraire de son sommeil pour gérer le réveil précoce de leur progéniture), elle traverse joyeusement la chaussée déserte. Elle a beau savoir qu'elle file vers 50 minutes de souffrance contrôlée, elle n'en ressent pas moins une certaine excitation. L'excitation de se confronter à elle-même, de prendre le pouvoir sur sa journée qui commence à peine. Dans son cerveau, les idées fusent : elle organise mentalement les heures à venir, rédige virtuellement l'intro de son article du jour et entrevoit les solutions à ses problèmes bien plus clairement qu'à n'importe quel autre moment de la journée. Elle sourit : elle sait que cette parenthèse au sein d'un espace-temps souvent tumultueux vaut bien quelques sacrifices...
Par Lise Huret, le 23 mai 2019
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Le joggeur occasionnel m'a même fait rire aux éclats.