Chronique #128 : Moments de vie
Aussi fugaces ou futiles qu'ils soient, certains moments nous marquent plus que d'autres. Ceux-ci composent alors la mosaïque de nos souvenirs récents, s'invitent dans nos rêves et nous poussent à l'introspection. En voici quelques-uns…
Dans la douceur d'une soirée estivale où le temps semble suspendu, nous bifurquons dans une rue perpendiculaire à l'une des artères principales du centre-ville de Toronto. Le temps d'un battement de cil, l'atmosphère change du tout au tout : les immenses dalles de pierre grises cèdent la place à des trottoirs altérés par les racines puissantes des érables les bordant, tandis que les vitrines luxueuses se voient remplacées par d'élégantes maisons de briques aux porches profonds, aux marches de bois légèrement gonflées et aux peintures parfois décaties. Certaines arborent ostensiblement de mystérieux signes sur leur façade : il s'agit de "Frat Houses", des maisons réservées aux fraternités d'étudiants. Une petite poignée y loge, tandis que les autres s'y retrouvent comme au sein d'un quartier général. Elles font tant partie de la culture nord-américaine qu'elles sont de presque toutes les oeuvres fictives évoquant la vie estudiantine outre-Atlantique. Formaté depuis mon enfance par les stéréotypes du rêve américain distillé par Hollywood, mon cerveau ressent une familiarité troublante envers ces bâtiments que je découvre pourtant pour la première fois...Une giclée d'eau tiède heurte de plein fouet ma joue droite : il semble que mon fils ait des talents cachés de tireur d'élite. Armés de "water guns" nouvelle génération (plus proches du bazooka supersonique que du jouet fluo translucide gagné à la fête foraine), nous reprenons nos positions. "Maman, tu ne me mouilles pas, hein ?". Ben tiens… je vais me gêner ! S'ensuit une course poursuite effrénée (non dépourvue de magistrales glissades) sur la pelouse humide du Christie Pits Park. Sur le visage de mon fils, terreur et fou rire se fondent en un mélange m'évoquant mes propres sensations d'enfant. Je vise sa nuque, ajuste mon tir et l'inonde. Il suffoque de rire et, outré, appelle son père à la rescousse. C'est désormais à mon tour de sentir l'angoisse d'être trempée me pincer l'estomac. Je ris, je cours, je bats des records de vitesse et pshiiittt… Julien a dignement vengé son fils. Après nous avoir rapidement rattrapés, ce dernier vide alors tranquillement son pistolet sur l'arrière de mon short, histoire d'achever le travail…
Regard discret - et satisfait - de Steve Carell (alias Michael Scott) à la caméra : le mythique directeur régional de la Dunder Mifflin Paper Company vient une fois de plus de se montrer délicieusement politiquement incorrect. Depuis quelques semaines, la série The Office accompagne avec à propos la glace vanille/caramel de nos fins de soirée. Filmant la banalité de la vie de bureau, ce "mockumentary" s'avère particulièrement jouissif : difficile en effet de rester insensible devant l'égocentrisme compulsif de Michael Scott, la platitude de Pam ou la psychorigidité de Dwight... Sans parler du talent des scénaristes parvenant à mettre en lumière la dimension "microcosme" des open spaces et du portrait en clair-obscur de la nature humaine qu'offre cette série. Un vrai régal.
Perdue dans les rayons d'une enseigne bio dédiée aux suppléments alimentaires, je tente tant bien que mal de déterminer où se trouve l'Inositol, tout en surveillant du coin de l'oeil mon fils qui a décidé de trier par ordre alphabétique les boîtes de comprimés vitaminés. Soudain, un homme posé derrière une petite table où trône fièrement un mini baril de poudre protéinée agrémentée de collagène m'interpelle timidement pour me proposer de goûter à sa mixture miracle. Je décline l'offre poliment. Il pose alors son regard sur Charles - toujours en prise avec ses vitamines B12 - et me dit que lorsqu'il emmène sa petite fille de 4 ans faire les courses, il en profite pour lui apprendre à compter en dénombrant les paquets des chips visibles en rayon. La conversation s'engage. J'apprends alors que cet homme discret qui tente tant bien que mal de sensibiliser aux bienfaits du collagène chocolaté les clientes bohèmes/huppées de la boutique est un ingénieur pakistanais arrivé au Canada il y a 3 semaines avec sa famille de 4 enfants. Ses diplômes n'étant pas reconnus ici, il va lui falloir reprendre ses études. D'ici là, il a pris le premier job qu'il a trouvé, car il lui faut faire vivre les siens. Sa dignité, son sourire et son humilité m'impressionnent…
Alors que nos pas nous mènent vers le musée d'histoire naturelle (où Charles effectue sa deuxième semaine de "summer camp"), nous croisons deux jeunes adolescents. Le visage avenant, ils portent tous les deux une kippa. L'un d'eux m'arrête et me demande "Are you jewish ?". Surprise, je réponds que non. Et les voilà partis. Julien me regarde aussi surpris que moi : pourquoi cette question ? Ce qui est particulièrement troublant, c'est que ces deux garçons ont interrompu une discussion que nous avions avec Julien sur… la Shoah.
Les lignes s'enchaînent, sinueuses et fines. Depuis une heure, la pointe de mon crayon fait naître les nervures torturées d'un tronc d'arbre imaginaire. Je ne sais pas si le résultat se révélera agréable à l'oeil, mais je m'en moque. Le bien-être que j'éprouve en dessinant est pour moi une fin en soi...
Par Lise Huret, le 12 juillet 2019
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