Galerie de portraits #2
Écrire un livre… L'idée m'a longtemps pétrifiée. Jusqu'à ce que je comprenne que l'important pour moi n'était pas de publier, ni même de posséder un objet papier signé de mon nom, mais simplement d'écrire. Peu importe le support, la portée, la notoriété… Une fois cela intégré, j'ai enfin pu libérer mes mots. Ainsi est née une petite centaine de portraits au travers desquels je retrace ma vie en filigrane...
Madame Pamart
Septembre 1990. Emmitouflée dans un large plaid aux carreaux mordorés et confortablement installée au creux du divan à accoudoirs ajustables - baptisé "banquette des malades" depuis qu'il est devenu le lieu de villégiature de ceux ratant l'école pour cause d'otite/varicelle/impétigo/mal de ventre imaginaire/angine/fièvre carabinée obtenue en passant le thermomètre sous l'eau chaude -, j'aperçois les cheveux roux délavés de notre femme de ménage passer dans l'entrebâillement de la porte du petit salon : "Alors Lisette ? C'est encore les vacances ?" me lance-t-elle sur un ton amusé alors qu'elle sait pertinemment que nous sommes le 12 septembre et que l'école a repris depuis plus d'une semaine. Nous échangeons un regard entendu. Apparemment dotée d'un 6e sens particulièrement aiguisé, elle a parfaitement compris que l'origine de ma supposée maladie a plus à voir avec mon absence de révision pour le contrôle du jour qu'avec le virus de la grippe…
Au service de mes grands-parents depuis plus de 25 ans, elle a vu leurs enfants achever leur adolescence au sein de cette maison qui bruisse aujourd'hui au rythme de notre famille nombreuse, entre biberons, lessives décuplées, chagrins inconsolables, cavalcades dans les escaliers, fous rires et égratignures en tous genres. Celle qui aida feu ma grand-mère dans des tâches telles que préparer des pâtés de lièvre, astiquer l'argenterie, tisser des napperons, confectionner des confitures, élaborer des menus sophistiqués ou encore porter le courrier à la Poste efface désormais tant bien que mal nos coups de feutres sur les fauteuils Louis XVI, aspire les épluchures de nos crayons de bois sur les immenses tapis de la grande salle et nettoie la boue laissée par nos baskets sur les marches de l'arrière-cuisine. Petite femme aux bras douillets et à l'éternelle blouse fleurie, elle vaque à ses occupations avec une aisance qui me laisse parfois songeuse. Certaines parties de la maison semblent en effet lui appartenir… Je me demande comment maman vit sa présence quasi constante. Que pense-t-elle du soupçon de familiarité avec lequel madame Pamart s'adresse à papa, qu'elle a connu jeune homme ?
Sur les coups de midi, un "Au revoir, à demain !" retentit dans le hall d'entrée, suivi du bruit de la porte en chêne se refermant lourdement. Madame Pamart descend le perron et rejoint sa modeste maison située dans la cité juste en face de chez nous. Je sais qu'elle y habite seule avec l'un de ses fils âgé de 40 ans et dont le regard vide me fait penser qu'il ne doit plus avoir toute sa tête. Son mari - un ancien mineur - est décédé il y a longtemps. Je n'ai aucune idée de ce qu'elle fait de ses après-midi. Pour moi, elle prend vie à 9h, se dissout à 12h, avant de réapparaître le lendemain.
Il arrive que sa présence m'agace, lorsque s'échappe un fumet peu ragoûtant de ses casseroles remplies d'une mixture à base d'abats destinée à devenir le déjeuner du braque allemand de mon grand-père, quand elle s'extasie benoîtement devant la nouvelle voiture de sport de mon oncle (dont les valeurs humaines ne brillent pas par leur intégrité) ou lorsque sa présence dans la cuisine m'empêche d'aller me faire griller une énième tranche de pain.
Après le décès de mon grand-père, elle a pris sa retraite. Sur le moment, j'en fus soulagée : terminés les regards réprobateurs face à nos patins à roulettes glissant sur le parquet, les remises en doute de l'authenticité de mes maux de ventre et les perdrix étalées sur la table de la cuisine en attendant d'être plumées. Pour autant, quelques années plus tard, il m'arrivait régulièrement de ressentir une cuisante nostalgie en me remémorant les sensations liées à sa présence, telle que l'entêtante - mais délicieuse - odeur de cire à bois flottant dans son sillage, la saveur sucrée des caramels mous qu'elle ne manquait pas de m'offrir en cachette ou encore l'onctuosité des mots de patois ponctuant bon nombre de ses phrases...
Damien
1986. Assise depuis cinq interminables minutes sur le rebord du muret bordant l'enceinte de l'école maternelle, j'observe dépitée mes lacets défaits : impossible de me rappeler laquelle des deux oreilles de lapin doit faire le tour de l'arbre pour rentrer dans son terrier… Soudain, une voix me fait sursauter : "Laisse, je vais t'aider !". Je lève la tête et découvre surprise Damien, un garçon de grande section dont la ressemblance avec Matthias de "Lucile, amour et rock'n roll" a dès le premier jour d'école réduit mon coeur à l'état de chamallow trop sucré.
Il s'assoit à mes côtés, effleure mes doigts en saisissant les boucles préformées de mes lacets et effectue en quelques secondes une parfaite cocarde : "Et voilà !". Ce double noeud bien serré scelle de manière tacite nos destinées enfantines ; à partir de cet instant, nous devenons inséparables.
De sa capacité à grimper en un temps record au sommet de l'échelle de corde située derrière l'école, à son enthousiasme chevaleresque à tenir la porte aux maîtresses en passant par son flegme terriblement adulte lorsqu'il se dirige d'un pas mesuré vers sa mère (alors que les autres courent de manière frénétique vers leur géniteur), tout chez lui me subjugue. Et si j'ai un peu de mal à comprendre les raisons l'ayant poussé à jeter son dévolu sur la fillette au visage ovale et sans grand intérêt que je suis, force est de constater qu'il prend très à coeur le rôle de chevalier servant qu'il s'est attribué. Il négocie ainsi avec ses amis la permission de me faire pénétrer dans leur cachette située dans le bosquet d'arbres jouxtant les grilles de l'école, rompt systématiquement en deux son BN à la fraise pour m'en offrir une moitié, déchiffre courageusement les phrases de mon livre préféré "Le chat botté", glisse dans ma poche mes couleurs de crayons favorites et se retourne tous les soirs pour me faire un petit signe de la main en guise d'au revoir…
Peu de mots seront échangés entre nous. Je parle finalement davantage avec sa soeur jumelle - qui à mon grand étonnement ne lui ressemble absolument pas - qu'avec lui. Mais notre complicité mutique nous suffit. Nos regards - où l'on peut lire une confiance mutuelle absolue - nous nourrissent. D'ailleurs, à force de le regarder, de le sentir à mes côtés, j'ai fini par imprimer son être sur mes rétines. Il me suffit en effet de fermer les yeux pour voir se dessiner derrière mes paupières closes son profil fin, ses jambes trop longues, ses gestes rapides mais précis, sa petite cicatrice située juste au dessus du sourcil (que je soupçonne d'être le fruit d'un combat avec un pirate d'un de nos livres d'histoires) et pour sentir son odeur de sucre vanillé.
Les mois s'égrènent, sublimement monotones dans leur douce perfection. Fatidiquement, je me réveille un matin de juin en réalisant que cette journée (la dernière de l'année scolaire) sonnera le glas de notre éternité. La mélancolie embue mes pensées, jusqu'à ce que sur les coups de 10h15 Damien s'approche de moi, fouille dans la poche de son jean et me tend avec une tendresse franche et dénuée de timidité une bague en plastique sertie d'une pierre bleutée taillée comme un diamant. Je rougis de plaisir. Ce cadeau me rassure instantanément : sa prochaine entrée en CP ne change rien à ses sentiments.
Juillet, août passent... La bague n'a pas quitté mon cou, où elle se balance le long d'une fine ficelle écrue. La rentrée vient confirmer ce que j'espérais secrètement être une mauvaise blague du destin : Damien n'est plus là. Je le vois de temps en temps au loin sur le chemin menant à l'école primaire. Mais il ne veille plus sur moi. Les récréations ont perdu toute leur saveur. Je reste assise face à l'échelle de corde en essayant de convoquer son souvenir, mais celui-ci s'étiole...
Quelques mois plus tard, un dimanche après-midi, on sonne au portail. C'est Damien et sa soeur qui demandent s'ils peuvent venir jouer. Papa leur ouvre l'immense grille blanche séparant la maison du reste du monde. Je suis folle de joie, mais ne le montre pas. Nous passons l'après-midi à enchaîner les jeux de société : Monopoly, Les Mystères de Pékin, petits chevaux, etc... Maman nous régale d'une montagne des crêpes dorées. Je cherche une étincelle, une lueur rassurante dans le regard du garçon qui m'a offert la bague qui gît depuis 3 semaines au fond du tiroir de mon bureau, mais rien : il rit avec mon grand frère. Je suis comme invisible, trop petite…
Lorsqu'ils reviendront la semaine suivante, je refuserai de les recevoir, tant sa froideur à mon égard m'avait désarçonnée. Ils ne sont jamais revenus.
Huit ans plus tard, alors qu'elle dépose sur la table du dîner un plat de haricots verts fumants, maman me lance : "Oh, j'ai croisé Damien aujourd'hui en faisant les courses, c'est devenu un grand et beau jeune homme. Il m'a gentiment dit bonjour". En l'espace d'un instant, le souvenir de l'amour absolu que j'avais éprouvé enfant pour ce garçon déferle sur l'adolescente de 13 ans que je suis désormais. Et si j'allais frapper chez lui ? Et si notre idylle enfantine avait vocation à se transformer en une grande histoire d'amour ? Et s'il pensait toujours à moi, mais n'osait pas se manifester ? Et si… mes neurones s'emballent, des fourmillements font grésiller mes tempes.
"Maman, il t‘a parlé de moi Damien ?"
"Non."
Par Lise Huret, le 06 septembre 2019
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