Galerie de portraits #4
Écrire un livre… L'idée m'a longtemps pétrifiée. Jusqu'à ce que je comprenne que l'important pour moi n'était pas de publier, ni même de posséder un objet papier signé de mon nom, mais simplement d'écrire. Peu importe le support, la portée, la notoriété… Une fois cela intégré, j'ai enfin pu libérer mes mots. Ainsi est née une petite centaine de portraits au travers desquels je retrace ma vie en filigrane...
Marie, ma première meilleure amie
Rentrée en CE2
Dans la file qui se forme docilement devant notre imposante maîtresse en blouse bleue, je ne peux m'empêcher de fixer la longue tresse blonde - quasi blanche - qui oscille dans le dos d'une de mes nouvelles camarades. Comme hypnotisée, je la suis jusque dans la salle de classe où l'institutrice nous attribue nos places. Grâce à la magie de l'ordre alphabétique, la tresse blonde vient s'asseoir à mes côtés.
Silencieuse, elle sort sagement ses affaires, place sa trousse pastel pile en face d'elle, puis joint ses mains sur le bureau. Des mains à la peau fine - à tel point que je peux voir les moindres détails de son réseau veineux - mais sèche, presque ridée. Des mains de vieille fée. Cela me plaît. Une enfant avec des cheveux aussi longs et clairs, à la carnation si évanescente et au regard bleu si dilué (égayé par une paire d'immenses lunettes à monture rose pâle) ne peut qu'être détenteur d'une multitude de secrets, mystères, pouvoirs…
"Salut moi c'est Lise, j'adore tes lunettes !". Comme je me l'imaginais, sa voix se révèle aussi ténue et limpide qu'un minuscule ruisseau de montagne : "Salut, je m'appelle Marie".
Il ne nous faudra pas plus d'une poignée de récréations pour que nous devenions les deux faces d'une même pièce. Elle, la frêle brindille au cerveau parfaitement calibré pour récolter une avalanche de 10/10 et autres "Très Bien" et moi le garçon manqué enclin aux fous rires et nullissime en dictée. Nos différences nous réjouissent, nous attirent et nous unissent.
Elle observe ainsi avec indulgence mon enthousiasme débordant à faire des bêtises, rougit lorsque j'entonne en son honneur à la cantine le dernier tube de Francis Cabrel "Petite Marie" et me serre fort la main quand je l'emmène découvrir le terrain vague situé juste derrière le mur de la salle de sport. Sans parler de sa capacité à faire fi de sa timidité et de ses principes lorsqu'il s'agit de me sauver la mise. C'est ainsi elle qui alla vaillamment livrer ma carte de Saint-Nicolas à l'un des grands de CM2 dont j'étais amoureuse (et qui me consola lorsque cette adorable petite raclure vint la déchirer sous mon nez), mais aussi elle qui n'hésitait pas à repousser discrètement le livre dressé entre nous lors des interrogations afin que je puisse jeter un oeil sur sa copie.
Pour ma part, là où les autres ne perçoivent qu'une fragile intello moyennement rigolote, je vois un ange de douceur que j'ai aussi bien envie d'épater que de protéger. Quelle fierté je ressentis en effet lorsque je parvins - sous ses encouragements quasi maternels - à déglutir l'un des infâmes choux de Bruxelles que l'on s'obstine à nous servir tous les mardis midi, ou quand je la sauvai du contact concupiscent de notre animateur de classe de neige en lui suggérant de prendre sa douche en vitesse avant que celui-ci vienne "nous aider à nous essuyer"...
Aventures extrascolaires
Les huit heures d'école quotidienne ne suffisant pas à assouvir notre soif d'être ensemble, nous soudoyons régulièrement nos parents pour essayer de nous voir pendant le week-end et les vacances.
Au sein de mon immense maison dirigée d'une main souple par une maman toujours encline à laisser nos fantaisies s'exprimer, nous savons que le champ des possibles est illimité et nous en profitons. Entre pièces de théâtre farfelues, boums dans le grenier (où sont conviés une dizaine d'amis imaginaires triés sur le volet à siroter du Challand généreusement servi par mon grand frère portant le vieux queue-de-pie de mon grand-père) et menus compliqués que nous proposons au dîner à une tablée peu rassurée, les limites du ratio imagination/faisabilité se voient en effet sans cesse repoussées.
Chez Marie, les choses sont différentes, mais pas moins excitantes. Bien qu'ayant l'allure d'un elfe éthéré davantage enclin à la rêverie qu'aux travaux manuels, mon amie vit dans une grande ferme au coeur d'un petit village du Nord. Une immense porte coulissante en bois vert sépare la rue de son domaine. Une fois celle-ci franchie, le monde bascule : les odeurs de foin frais nous sautent au visage, le sol n'a plus rien d'uniforme, les deux Beaucerons de la maison viennent nous laper les doigts - et parfois les oreilles - avec enthousiasme, les pneus des tracteurs sont surdimensionnés et les bottes crottées s'alignent le long du mur (semblant attendre que le Père Noël vienne faire des heures supplémentaires). Mais aussi et surtout, les animaux de l'exploitation sont toujours susceptibles de bousculer l'ordre établi. Je pense tout particulièrement à cette fameuse nuit de novembre, lors de laquelle la mère de Marie vint nous réveiller en nous chuchotant de la suivre à l'étable. Une vache était en train de vêler. Sous la lumière chancelante d'une lampe-tempête, nous vîmes ainsi naître un petit veau dont la maladresse attendrissante me fit vite oublier le côté peu ragoûtant de l'événement. Après l'avoir longuement cajolé et frotté avec d'épaisses poignées de paille, nous repartîmes nous coucher.
Oui mais voilà : une fois de retour au sommet de l'Everest local (à savoir le lit de Marie qui, grâce l'accumulation sommier démesuré/matelas ventru à ressorts/édredons culmine à 1m50 du sol), le sommeil nous avait définitivement quittées. S'ensuivit alors une conversation délicieusement lunaire (celles dont seules les insomnies partagées peuvent être la cimaise), où nous abordâmes pêle-mêle le style d'arbre que nous planterons dans le jardin de nos futures maisons jumelles, la façon dont nous neutraliserons la surveillante m'ayant prise en grippe (Marie penchant pour le dialogue et moi pour l'arsenic) ou encore la ressemblance proprement hallucinante entre le fils du libraire et Tom Cruise.
CM2
Nous avons beau n'être qu'en mars, la sixième est déjà dans tous les esprits. Enfin, plus dans certains que dans d'autres... Si en ce qui me concerne, je suis bien trop occupée à gérer les problématiques que je rencontre au quotidien (entre un "-2" en dictée à faire signer à mes parents - notre instit' ayant poussé le vice jusqu'à s'essayer aux notes négatives - et un dilemme amoureux complexe m'obligeant à faire un choix cornélien), Marie et sa mère y pensent beaucoup, elles. Il faut dire que contrairement à la majorité de la classe (qui a prévu de poursuivre sa scolarité dans le collège privé de la ville), Marie partira en pension. Une pension renommée pour la qualité de son enseignement et qui, à en croire sa mère, affiche un niveau bien trop élevé pour que j'y sois acceptée. Si officiellement je m'en fiche (pour rien au monde je n'irais
2019
Je n'ai plus jamais revu la fille aux cheveux d'or. Je me suis toujours interdite de "googler" son nom, d'essayer de la retrouver sur les réseaux sociaux. Je songe cependant souvent à elle, comme on pense à ces dessins animés nous ayant ébloui enfant et que l'on préfère ne pas revoir, de peur de briser la magie entourant leur souvenir...
Par Lise Huret, le 20 septembre 2019
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