Galerie de portraits #7
Écrire un livre… L'idée m'a longtemps pétrifiée. Jusqu'à ce que je comprenne que l'important pour moi n'était pas de publier, ni même de posséder un objet papier signé de mon nom, mais simplement d'écrire. Peu importe le support, la portée, la notoriété… Une fois cela intégré, j'ai enfin pu libérer mes mots. Ainsi est née une petite centaine de portraits au travers desquels je retrace ma vie en filigrane...
Madame Cantoire
Vacances de la Toussaint
Mardi matin, 10h. Débutée à la porte du grenier, notre course effrénée s'achève deux étages plus bas à l'entrée de la cuisine où nous retrouvons notre mère en train d'éplucher une montagne de pommes de terre. À la vue de nos petits corps haletants, elle pose son couteau-éplucheur sur la table en formica blanc et nous lance d'un ton amusé : "Mais que se passe-t-il les enfants ?".
Encore rouge de son sprint final, Matthieu lui répond d'une voix faussement innocente :
- "Dis maman, tu n'aurais pas besoin d'oeufs ?"
- "Mmmh, non pas spécialement"
Et moi de renchérir (en dépit de ma rage d'avoir été doublée dans la dernière ligne droite) :
- "Mais maman… si l'on fait une omelette ce midi ET des crêpes pour le goûter, il nous faut vraiment BEAUCOUP d'oeufs !"
Elle sourit.
- "Effectivement, vu comme ça..."
Notre chère maman n'est pas dupe : elle sait pertinemment que notre besoin urgent d'oeufs est moins motivé par les futurs menus familiaux que par l'aventure que constitue le fait d'aller en chercher à la ferme d'à côté, chez madame Cantoire.
Il faut dire que rien n'a d'égal à nos yeux d'enfants de 5 et 9 ans que le sentiment de liberté procuré par cette escapade. Sortir du parc, longer le trottoir bordant le mur d'enceinte de la maison, puis accéder au corps de ferme adjacent à notre propriété nous fait l'effet d'une excursion digne du voyage d'Esteban vers les Mystérieuses Cités d'or. Sans parler du contraste jouissif entre l'atmosphère presque neutre de la rue et celle gorgée de caquètements, d'odeurs, de clapotis et de lumière poudreuse qui nous saute au visage dès que nous pénétrons dans la propriété de nos voisins agriculteurs.
Le pas frétillant et la mine réjouie, nous traversons la cour (au milieu de laquelle trône une pompe à eau manuelle en fer forgé) et venons frapper aux carreaux de madame Cantoire. Nous avons à peine le temps de compter jusqu'à trois que nous entendons déjà son pas dans le vestibule. Le rideau derrière la vitre frémit, puis la poignée tourne sur elle-même. La voici, le cheveu pauvre rendu volumineux par un brushing matinal, la blouse fleurie et la peau affaissée constellée de taches de rousseur. "Bonjour les enfants, c'est votre maman qui vous envoie ?". Collée à mon frère, je ne dis rien. Lui ne montre aucun signe d'intimidation : "Oui, il nous faudrait des oeufs s'il vous plaît" lui dit-il en lui tendant notre boîte bleue en plastique préformé. Elle la saisit, disparaît quelques minutes et nous la ramène bien garnie.
Matthieu lui tend les 5 francs réglementaires, quelque peu fébrile. Il sait en effet que si le rituel est toujours le même, la fin peut sensiblement changer… Les secondes nous semblent interminables. Soudain, nous voyons la main de madame Cantoire plonger dans la poche droite de sa blouse pour en extraire deux Luttis au caramel : notre Graal, la réelle motivation de cette virée, le passeport pour un instant de pur bonheur gustatif...
De retour à la maison, nous filons déposer les oeufs dans la cuisine, ressortons immédiatement dans le jardin, grimpons dans mon arbre où nous attendent nos branches respectives, retirons religieusement le papier d'emballage de notre salaire sucré, glissons ce dernier dans notre bouche et laissons nos papilles éblouir nos sens...
Un dimanche matin de janvier, après la messe
Alors que des petits groupes de paroissiens s'éternisent sur la place du village (la douceur inattendue de ce matin d'hiver semble les pousser à la causerie), une silhouette s'avance vers nous. Terriblement chic dans son manteau de laine au large col claudine rehaussé d'un camé ivoire (je la reconnais à peine), Madame Cantoire salue respectueusement mon grand-père, me frictionne vigoureusement le cuir chevelu et murmure à ma mère avec des manières dignes d'un espion du Kremlin (nous avions regardé la veille "Bons baisers de Russie" avec papa) : "Madame D**, il faut que je vous parle de quelque chose".
Les deux femmes s'éloignent vers les marches de l'église. Je les suis discrètement, bien décidée à connaître les moindres détails du potentiel secret qui s'apprête à être dévoilé (avec les années, la curiosité se confirmera être mon plus vilain défaut).
"Avez-vous envoyé Matthieu chercher 10 kilos de pommes de terre mercredi dernier ?"
"Non…"
"Je me disais bien que c'était bizarre : 10 kilos c'est un peu lourd pour un petit gars de son gabarit"
Je distingue une certaine perplexité sur leurs visages soudainement soucieux. De mon côté, je vis une véritable épiphanie : j'ai enfin l'explication d'une remarque de mon frère qui m'avait récemment laissée quelque peu dubitative.
Quelques jours plus tôt, alors que nous procédions à une attaque en règle de notre navire pirate Playmobil, celui m'avait en effet lancé : "Je vais te dire un truc : laisse tomber les pommes de terre, c'est vraiment pas un bon plan…". J'avais hoché la tête sans vraiment saisir le rapport avec notre bataille navale et procédé dans la foulée à un tir de canon miniature en bonne et due forme.
Or, en entendant les mots de madame Cantoire, le brouillard entourant cette histoire de pommes de terre se dissipa instantanément, me permettant de reconstituer facilement les événements de mercredi dernier. Extrêmement difficile en matière de nourriture et accro aux sucreries, mon frère avait dû une fois de plus ressentir une irrésistible envie de friandises. Après avoir investigué - sans succès - le garde-manger, il comprit alors que les seuls bonbons potentiellement accessibles étaient ceux se situant au fond de la poche de madame Cantoire. Or, comment obtenir ces derniers ? En allant acheter des denrées à la ferme. Des oeufs ? Impossible : maman l'aurait vu s'emparer de la boîte bleue. Il décida donc d'opter pour des pommes de terre. N'en ayant jamais acheté, il en demanda 10 kilos... au hasard. Surprise de voir apparaître au crépuscule un lutin filiforme demandant un quart de son poids en tubercules, Madame Cantoire en oublia de lui offrir un Lutti…
En rejoignant mon grand-père, j'oscille entre le fou rire et l'envie de courir chez le marchand de journaux acheter quelques caramels pour mon grand frère adoré au jusqu'au-boutisme désarmant...
Fin juin, 14h
Cette après-midi, nous ne sommes pas passés par la rue pour aller chez Madame Cantoire : nous avons traversé la pelouse bordant le côté droit de la maison, puis le terrain en jachère devant notre vieille grange, avant d'accéder directement à la cour de sa ferme. En temps normal nous n'utilisons pas ce passage, afin de respecter l'intimité de chacun. Mais aujourd'hui les règles n'ont plus cours : Maman s'apprête à partir pour la maternité.
Une fois arrivés chez celle ayant pour mission de nous garder pour l'après-midi, nous découvrons une madame Cantoire plus douce que d'ordinaire. Entre gestes ronds et regard se plissant dans un tendre sourire, elle ne ressemble pas vraiment à la dame affairée qui nous vend des oeufs, ni à celle endimanchée que nous croisons parfois à l'église.
D'une légère tape dans le dos, elle nous encourage à aller rejoindre ses petits enfants qui jouent non loin de là à colin-maillard. Si Matthieu s'exécute avec enthousiasme, je reste quant à moi légèrement en arrière, pensive.
Après 9 mois d'attente impatiente, je ne suis plus si certaine d'avoir envie de rencontrer le numéro 5 de notre fratrie. Je m'interroge : est-ce que maman aura encore le temps de m'aider à finir mon canevas, de me raconter la suite de la légende de Poséidon, de m'apprendre la recette des petits sablés, de me coudre la robe de princesse dont nous avons maintes fois parlé ?
Assise contre un mur de briques rouges, je dresse mentalement la liste des arguments que je compte présenter à maman pour la convaincre "d'oublier" le bébé à la maternité. À deux pas de moi, Matthieu tourbillonne joyeusemement les yeux bandés en cherchant à attraper ses camarades de jeu. Comment peut-il être si léger alors que notre univers est sur le point de basculer ?
On me tapote sur l'épaule : Madame Cantoire me propose de la suivre à l'intérieur. C'est la première fois que je pénètre chez elle. L'air y est frais, les meubles sont usés, mais d'une propreté attentionnée. Les longs rideaux en dentelle se soulèvent paresseusement, formant des vagues molles de tissu écru. Dans la cuisine trône un immense frigo rectangulaire qu'elle ouvre pour y saisir un ski à l'eau saveur orange. Mon régal.
Nous ressortons. Je lui demande si le bébé va bientôt arriver. Elle rit : "Mais tes parents sont partis il y a à peine 2 heures !". Elle me confie que les bébés peuvent mettre du temps à arriver, parfois deux jours. Je ne sais que penser de cette information : si maman me manque déjà, je ne serais en même temps pas contre un peu de répit avant l'invasion…
Un brin perplexe face à mon inactivité peu habituelle, Matthieu accourt pour m'entraîner dans une partie de marelle. Je me laisse prendre au jeu. Soudain, les voix de mes grandes soeurs restées à la maison éclatent dans l'air tiède de cette après-midi estivale. Perchées sur le rebord de l'une des fenêtres de la grande salle, elles hurlent : "C'est une fille ! On a une petite soeur !".
Leurs mots me percutent de plein fouet. Je jette un oeil vers mon grand frère. Je sens que l'information l'ébranle, lui qui aurait tant aimé que la nouvelle recrue soit un "XY" plutôt qu'une "XX". Je lui demande alors d'une voix incertaine ourlée d'espoir : "Ca te va quand même ?". Ses paupières battent comme pour chasser un vieux rêve déçu, puis il éclate d'un rire qui sonne presque juste: "Mais oui, évidemment que ça me va !".
Par Lise Huret, le 11 octobre 2019
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Pourtant rien n'est triste dans ce récit.
Mais ça me rappelle des souvenirs, une autre dame, une autre période de la vie. Et là je ne pense plus à Pagnol, mais à Elias Canetti. En plus doux.