Galerie de portraits #3
Écrire un livre… L'idée m'a longtemps pétrifiée. Jusqu'à ce que je comprenne que l'important pour moi n'était pas de publier, ni même de posséder un objet papier signé de mon nom, mais simplement d'écrire. Peu importe le support, la portée, la notoriété… Une fois cela intégré, j'ai enfin pu libérer mes mots. Ainsi est née une petite centaine de portraits au travers desquels je retrace ma vie en filigrane...
Charles, mon grand-père paternel
1984
Si je ne peux évidemment pas me remémorer - j'avais 21 mois - ce que je ressentis en découvrant le visage de mon grand-père et la nouvelle maison où nous allions désormais habiter après 786 km de trajet "Lozère-Nord-Pas-de-Calais", j'ai cependant l'impression en regardant la photo immortalisant notre arrivée de me souvenir parfaitement de sa silhouette dressée sur le perron qui, tel un commandant de navire de la Royal Navy, semblait scruter notre chatoyante tribu comme on inspecte la mer un jour de potentiel gros temps : avec incertitude. Une incertitude néanmoins teintée de joyeuse excitation, si l'on en croit le sourire venant contredire la sévérité des sourcils à l'expression contrariée, l'intransigeance de la mâchoire carrée, la rigidité de la posture et la dureté des lignes verticales sillonnant son visage. Comme si, en son for intérieur, il savait qu'il apprécierait chaque seconde de cette cure de jouvence que nous venions lui offrir.
1988
17h. Les petites pierres blanches de l'allée du jardin crissent sous mes pieds impatients. Je n'ai qu'une hâte : abandonner mon cartable sur l'immense dalle du hall (dont le granito n'a rien à envier à ceux du Palais des Doges) et aller embrasser mon grand-père dans son bureau. De cette pièce où il passe une grande partie de ses journées assis dans son confortable fauteuil à lire la presse, des romans russes ou des biographies diverses, ou devant son bureau au plateau partiellement recouvert de cuir à rédiger sa correspondance, j'aime tout. Que ce soit les élégantes fenêtres permettant d'observer les variations chromatiques du lilas au fil des saisons, l'odeur de tabac froid émanant de sa petite pipe droite en acajou, la photographie en noir et blanc d'une vague immense fracassant la jetée (qui est je pense à l'origine de ma fascination pour les déchaînements océaniques), l'oeuf d'autruche dont l'évidente fragilité m'incite à la douceur, le portrait de ma grand-mère aux teintes sépia, la pendule de verre et de bronze délié m'évoquant l'univers raffiné de la comtesse de Ségur, le coupe-papier ouvrant d'un coup sec et précis les enveloppes ou encore la tapisserie aux volutes automnales. Le moindre élément de cette bulle masculine me happe, m'hypnotise, me séduit. L'accueil bienveillant que j'y reçois invariablement - dès que je passe le pas de sa porte, mon grand-père pose son livre, ferme son journal ou lève son stylo-plume - achève d'en faire à mes yeux l'un des lieux les plus précieux de la maison. Alors certes, nos échanges ne sont jamais très longs, mais la bienveillance sage qui émane du regard de celui qui m'a renommée avec tendresse et acuité "Jean qui rit, Jean qui pleure" a le pouvoir quasi mystique de balayer tous mes tourments. Mais aussi de réduire à néant les mesquineries des filles de CP, de me faire oublier le menu du soir (un feuilleté aux endives) et de m'insuffler une confiance en moi des plus régénératrices...
1989
Berck-Plage. "Tu sais, oncle Charles ce n'est pas vraiment le père de ton père, donc tu n'es pas vraiment sa petite fille…" Lancés entre entre deux glissades sur les dunes de Berck par un cousin éloigné dont la rousseur flamboyante n'a d'équivalent que sa sournoiserie mesquine, ces mots s'insinuent doucement mais sûrement dans les différentes strates de mon cerveau. Je le regarde interdite, contemple son petit sourire narquois et m'enfuis en courant. Je dévale les pentes poudreuses, arrive sur le sable mouillé, cours, trébuche, me relève. Alors que le vent me fouette le visage, je réalise qu'effectivement papa ne porte pas le même nom que mon grand-père, qu'il n'existe aucune photo d'eux lorsque mon père était bébé, mais aussi que ce dernier n'appelle jamais mon grand-père "papa". J'ai besoin de comprendre…
Dans la soirée, à l'occasion d'une longue promenade sur la digue, mon père me livre de sa voix tendre et profonde les pièces manquantes du puzzle : orphelin de mère à 5 ans, puis de père à 9 ans, il fut avec son grand frère recueilli par un grand-oncle - mon grand-père Charles - qui avec sa femme ne pouvait pas avoir d'enfant. Ils les ont aimés comme leurs propres enfants. Voilà.
Si quelques années plus tard, le fait que papa ait perdu successivement ses parents me labourera le coeur, je suis sur le moment soulagée : évidemment que je suis la petite fille de mon grand-père !
1991
21h30. Sous la lumière jaune de ma lampe de bureau, je lis l'intitulé de ce devoir que j'ai trop longtemps différé : "Décrivez votre meilleur souvenir avec l'un de vos grands-parents". À vrai dire, je n'ai pas follement envie de partager avec ma maîtresse - que je déteste cordialement - les pépites de bonheur liées à mon grand-père. Je ne veux pas écrire sur cette copie scolaire que je manque d'attraper un fou rire à chaque fois que papy rentre du jardin avec dans la main une poire en partie dévorée par les merles et les vers, en détaille un fin quartier via son petit couteau de poche, puis le tend généreusement à maman de ses doigts terreux : "Les oiseaux ne s'y trompent pas, ils attaquent toujours les meilleurs fruits". Beurk. Et maman - qui préférerait mourir du tétanos plutôt que de blesser mon grand-père - de croquer dans le quartier juteux en murmurant "Mmmh, succulent !". Je ne veux pas non plus qu'elle sache que c'est lui qui m'initia à la magie sautillante des rimes en me faisant regarder le Cyrano de Bergerac de Rappeneau, et qu'il me comble de fierté lorsqu'il revient de ses réunions de la Vie Montante en me confiant que les crêpes réalisées par mes soins ont remporté un franc succès.
Je veux garder pour moi ces moments où il s'appuie confiant sur mon épaule pour se lever aux différents temps forts de la messe dominicale, où en souvenir des privations de la guerre il ne peut se résoudre à jeter le pain sec et trempe donc vaillamment des tranches à moitié rassies dans son café noir matinal…
Je ne lui raconterai pas non plus que chaque soir à la table du dîner je me place à sa droite afin de lui répéter haut et fort les phrases qui lui échappent et tente de l'inclure dans la conversation en lui demandant "Alors papy, as-tu lu des nouvelles intéressantes dans le journal ?". Autant de trésors qu'il est hors de question que je laisse raturer à coup de crayon rouge. Mon devoir sera donc médiocre, tant pis. Ou plutôt tant mieux.
1996
Fin des vacances d'été. Nous quittons notre maison lozérienne pour rejoindre le Nord-Pas-de-Calais. La semaine a été éprouvante. Mon grand-père fut en effet si malade que Papa envisagea de retarder notre départ. Mais le médecin est formel : il n'y a aucun risque. "Votre père vivra centenaire !".
Nous voici donc sur la route. Au bout de quelques heures, papy ressent le besoin de s'allonger sur les trois banquettes centrales de notre J5. Il ne va pas bien. Alors que la nuit tombante fantomatise le paysage qui défile et que chaque altération de la chaussée fait tressauter son grand corps quasi inerte, je l'entends réciter des "Je vous salue Marie". Inquiète, maman se retourne régulièrement et lui souffle qu'on est bientôt arrivé, qu'il va bientôt être chez lui... Pendant ce temps, aucun son ne sort des enfants présents dans le véhicule. Alors que nos allers-retours dans le Massif central sont d'ordinaire le théâtre de scènes de disputes épiques et de bagarres mémorables, il règne sur ce trajet une atmosphère spectrale.
21h. Nous franchissons enfin le portail de la maison. Matthieu - mon grand frère - aide papy à descendre du véhicule, puis à monter les marches du perron. Une fois installé dans son fauteuil, ce dernier semble revivre. Je viens lui retirer avec précaution ses chaussettes de contention et l'embrasse en lui souhaitant bonne nuit. Son visage apaisé, presque lumineux, me confirme que je n'ai plus à m'inquiéter. J'entends papa lui proposer de lui installer un lit au rez-de-chaussée afin qu'il ne se fatigue pas en montant les escaliers menant à sa chambre située au premier étage. "C'est gentil, mais ca va très bien. Matthieu va m'aider à monter."
Quelques minutes plus tard, le voici ainsi qui gravit une à une les marches de l'escalier de service (le plus proche de son bureau) avec mon frère positionné juste derrière lui, prêt à parer une éventuelle chute. Ils atteignent le palier, puis entrent dans la chambre. Mon grand-père s'assoit sur son lit, soulève un bras afin que Matthieu puisse l'aider à retirer sa chemise, sourit, exhale son ultime souffle de vie puis s'effondre dans les bras de son petit fils.
Le lendemain matin, je me forcerai à déposer un baiser sur cette joue froide déjà étrangère où la barbe continue paradoxalement à pousser, mais refuserai catégoriquement de rester dans la maison tant que le corps ne sera pas emmené au cimetière. Ce gisant terriblement sévère n'a en effet rien à voir avec mon grand-père. D'ailleurs l'intéressé est du même avis que moi…
2013
Paris. "J'espère que vous aimez le foot, les jeux vidéos et les petites voitures car c'est du XY que nous avons là !" lance joyeusement l'échographiste en promenant sa sonde ultralucide sur mon ventre arrondi.
Une fois sortie du cabinet, j'appelle immédiatement mon père.
"Papa, c'est un garçon ! On aimerait l'appeler Charles…"
Par Lise Huret, le 13 septembre 2019
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