Chronique #155 : Mon fils, entre fantasmes et réalité
Lors des premières années de Charles, alors qu'autour de moi moult jeunes mamans cherchaient à détecter les caractéristiques d'un profil HP chez leur chérubin en couche recyclable, je n'avais pour ma part aucune exigence, aucune attente particulière liée au développement de mon fils. Je me moquais ainsi littéralement du fait qu'il marche à 10 ou à 15 mois, qu'il sache ou non nommer précocement ses animaux en plastique ou qu'il préfère la purée de carottes à un sauté de brocolis au parmesan. Je n'y voyais aucun enjeu, ni pour lui, ni pour moi...
À vrai dire, je vivais même comme une fierté personnelle de ne pas faire partie de celles qui tentent de faire correspondre leurs enfants aux normes édictées par leur milieu. Une fierté qui s'est cependant vite fissurée, avant de s'évaporer complètement... Au fil du temps, j'ai en effet réalisé que si je n'éprouvais pas le besoin que Charles se conforme à la charte esthétique des enfants Milk ou qu'il rivalise avec le CV des petits anges surdoués croisés dans les écoles internationales, je n'en désirais pas moins qu'il réponde à d'autres standards très spécifiques : les miens.La première manifestation de cette force aveugle faisant passer l'image fantasmée de mon enfant avant son bien-être immédiat eut lieu lors d'un cross organisé par son école. Charles a alors 4 ans et les parents sont encouragés à courir avec leur enfant.
Ces courses ayant toujours revêtu pour moi une immense importance, je suis littéralement survoltée. Sur la ligne de départ, alors que je peux sentir l'adrénaline fourmillant dans mes veines, la petite main de Charles que je serre fort dans la mienne me semble bien molle en comparaison de mon propre tonus musculaire. Je l'enjoins donc à se motiver. "3, 2, 1... partez !" Nous nous élançons, dépassons les duos mère/enfant trottinant sereinement, puis les tandems plus sportifs. Nous sommes premiers. C'est alors que je sens Charles ralentir. Plutôt que d'accorder ma foulée à la sienne, je décide d'accélérer, si bien qu'il se met littéralement à voler au bout de mon bras. Je continue, lui jette un coup d'oeil et croise son regard effrayé chargé d'incompréhension face à cette mère qui pour la première fois de sa vie ne prend pas soin de lui. Je stoppe net. Il pleure d'épuisement. Les autres nous dépassent. Nous finissons derniers. De retour chez nous, après lui avoir demandé mille fois pardon, j'essaie de comprendre ce qu'il vient de se passer.
Je n'ai pas trouvé de réponse sur le moment, mais cet événement relativement violent m'a fait prendre conscience que je pouvais me montrer aussi insensible qu'une mère de l'Upper East Side imposant des leçons de violon quotidiennes à sa fillette de 5 ans. Et que cela arrivait principalement lorsque Charles ne correspondait pas à l'image du fils que j'avais fantasmé. Je m'observais ainsi, mi-fascinée mi-horrifiée, être agacée par le fait que mon petit garçon ne prenne aucun plaisir à aller se promener (alors que j'adore cela), qu'il ait peur de grimper au sommet des araignées en corde du parc (alors que j'escaladais à son âge le moindre arbre s'y prêtant), qu'il n'ose pas foncer dans l'eau glacée d'un lac à mes côtés, qu'il déteste marcher pieds nus sur l'herbe (alors que je vénère Tom Sawyer), qu'il ait peur des insectes, qu'il adore les chiens (alors que je ne suis pas attirée par ces derniers), qu'il faille presque le forcer pour le faire dessiner (alors que je place la créativité au dessus de tout), qu'il ne fasse preuve d'aucune curiosité culinaire (alors que je suis du genre à saupoudrer mes tranches de pommes de gingembre en poudre pour ensuite les tremper dans du chutney) et qu'il ait souvent peur de se faire mal (alors que je suis une vraie tête brûlée)... Pour arriver à la conclusion folle - mais néanmoins bien réelle - que je ne supportais pas qu'il ne soit pas mon clone.
Réalisant l'absurdité de la situation, je pris alors le parti de laisser filer mes rêves ourlés d'orgueil mal placé, d'arrêter de faire comme si Charles était ma projection sociale et de lui accorder enfin sa chance. Plutôt que de me braquer à chaque différence, je me mis ainsi à observer mon fils de la manière la plus neutre possible.
Je l'ai alors vu construire des forteresses Playmobil avec tout ce qui lui tombait sous la main, s'asseoir en tailleur sur le canapé afin de méditer, pleurer en écoutant de la musique classique, aider spontanément un enfant à porter un élément trop lourd, avoir des gestes de tendresse infinie envers les animaux, passer de l'anglais au français avec une facilité déconcertante ou encore avoir des raisonnements déroutant de sagesse. Et je fus subjuguée par la richesse de son unicité. Comment avais-je pu sous-estimer cette dernière et croire qu'il n'y avait qu'une seule "bonne" manière d'être ?
Aujourd'hui, Charles se révèle être un petit garçon très différent de celle que je fus à son âge et plutôt que de le prendre comme une attaque personnelle, je m'en réjouis : l'aventure n'en est que plus belle. Cela étant dit, lorsque nos chemins convergent et que nous nous retrouvons aussi heureux l'un que l'autre après une séance de surf, les muscles fatigués, les cheveux dégoulinant d'eau salée et la peau piquetée de sable, mon coeur n'est pas loin d'exploser...
Par Lise Huret, le 02 juillet 2020
Suivez-nous sur , et